La Cour de cassation vient de créer une nouvelle exception au principe général selon lequel le salarié doit prouver le préjudice né d’un manquement de l’employeur s’il veut recevoir une réparation.
S’inspirant de la jurisprudence européenne, la Chambre sociale décide dans un arrêt du 26 janvier 2022 (N°20-21.636) que le salarié qui dépasse sur une semaine la durée maximale de travail doit être indemnisé sans avoir à prouver le préjudice subi.
La notion de « préjudice nécessaire », pourtant abandonnée depuis 5 ans par un arrêt remarqué, serait-elle de retour ?

 

 

 

 

 

 

 

 

Par Philippe Suard

 

 

Les faits et la procédure

 

Un chauffeur-livreur réclamait des dommages-intérêts pour violation de la durée maximale du travail hebdomadaire, ayant travaillé 50,45 heures au cours d’une même semaine.

 

Il sera rappelé que la durée du travail ne doit pas dépasser 48 heures sur une semaine civile donnée

 

Or, la Cour d’appel a rejeté sa demande indemnitaire en considérant que le salarié devait démontrer « très exactement en quoi ces horaires chargés lui ont porté un préjudice » et qu’en l’état des éléments soumis « le préjudice n’était pas suffisamment démontré ».

 

Au soutien de son pourvoi, le salarié soutenait que :

 

  • Le dépassement de la durée maximale du travail hebdomadaire causait nécessairement au salarié un préjudice qu’il appartient au juge du fond de réparer.

 

  • Cette réparation devait intervenir dans le respect des principes d’équivalence et d’effectivité par l’octroi, soit de temps de repos supplémentaire, soit de dommages intérêts.

 

  • La Cour d’appel avait violé l’article 6 b) de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2002 et l’article L.3125-35 du Code du travail (désormais, l’article L.3121-20).

 

 

La position de la Cour de cassation

 

En se référant à la jurisprudence européenne, la Cour de cassation censure la Cour d’appel et décide que le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation.

 

La motivation de l’arrêt est la suivante :

 


 

 

  1. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que le dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire fixée à l’article 6, sous b), de la directive 2003/88 constitue, en tant que tel, une violation de cette disposition, sans qu’il soit besoin de démontrer en outre l’existence d’un préjudice spécifique (CJUE, 14 octobre 2010, C-243/09, Fuß c. Stadt Halle, Point 53). Cette directive poursuivant l’objectif de garantir la sécurité et la santé des travailleurs par la prise d’un repos suffisant, le législateur de l’Union a considéré que le dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire, en ce qu’il prive le travailleur d’un tel repos, lui cause, de ce seul fait, un préjudice dès lors qu’il est ainsi porté atteinte à sa sécurité et à sa santé (CJUE,14 octobre 2010, C-243/09, Fuß c. Stadt Halle, point 54). La Cour de justice de l’Union européenne a précisé que c’est au droit national des États membres qu’il appartient, dans le respect des principes d’équivalence et d’effectivité, d’une part, de déterminer si la réparation du dommage causé à un particulier par la violation des dispositions de la directive 2003/88 doit être effectuée par l’octroi de temps libre supplémentaire ou d’une indemnité financière et, d’autre part, de définir les règles portant sur le mode de calcul de cette réparation (CJUE, 25 novembre 2010, Fuß c. Stadt Halle, C-429/09, point 94).

 

  1. Pour débouter le salarié de sa demande en dommages-intérêts pour violation de la durée maximale du travail, l’arrêt, après avoir constaté que le salarié avait travaillé 50,45 heures durant la semaine du 6 au 11 juillet 2015, retient que celui-ci doit démontrer très exactement en quoi ces horaires chargés lui ont porté préjudice et, qu’en l’état des éléments soumis, ce préjudice n’est pas suffisamment démontré.

 

  1. En statuant ainsi, alors que le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation, la cour d’appel a violé le texte susvisé.

 

 


 

 

Eléments d’analyse

 

Pendant plusieurs décennies, afin d’assurer l’effectivité des droits des salariés et des obligations des employeurs, la Chambre sociale a considéré que certains manquements de l’employeur « causaient nécessairement un préjudice au salarié », ce dernier n’ayant alors pas à prouver son existence pour être indemnisé.

 

Il appartenait ainsi aux juges du fond d’évaluer souverainement le montant du préjudice en cas de manquement par l’employeur à ses obligations et non pas à apprécier son existence (pour une illustration, voir l’arrêt du 24 juin 2015 (N°13-28.784) en matière d’obligation de formation).

 

Contrairement aux autres chambres de la Cour de cassation, qui admettent le préjudice nécessaire de manière exceptionnelle, la doctrine considérait que la Chambre sociale avait érigé cette notion « en principe directeur », pour protéger les droits des salariés placés dans un rapport de subordination à l’employeur.

 

Pourtant, par une décision du 13 avril 2016 (N°14-28.293), opérant un notable revirement qui mettait fin à cette construction jurisprudentielle spécifique, la Chambre sociale a jugé que « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond », abandonnant ainsi la notion de « préjudice nécessaire ».

 

Sur la base de ce revirement particulièrement commenté, un article de doctrine a recensé les différents manquements de l’employeur ayant été jugés comme ne causant plus nécessairement un préjudice au salarié :

 

  • L’absence de mention de la convention collective applicable sur le bulletin de paie (Soc. 17 mai 2016, N°14-21.872),

 

  • Le défaut d’organisation de la visite médicale de reprise (Soc. 17 mai 2016, N°14-23.138),

 

  • La nullité de la clause de non-concurrence (Soc. 25 mai 2016, N°14-20.578),

 

  • L’absence d’information dans la lettre de licenciement de l’ancien droit individuel à la formation (Soc. 26 janvier 2017, N°15-21.167),

 

  • La délivrance tardive de l’attestation pôle emploi et du certificat de travail (Soc. 22 mars 2017, N°16-12.930),

 

  • Le non-paiement des heures supplémentaires (Soc. 29 juin 2017, N°16-11.280),

 

  • L’inobservation de la procédure de licenciement fixée à l’article L.1232-5 du code du travail (Soc. 13 septembre 2017, N°16-13.578),

 

  • L’absence de système destiné à contrôler la durée du travail et le manquement à l’obligation de sécurité en résultant (Soc. 20 septembre 2017, N°15-24.999),

 

  • L’inobservation des procédures de consultation des représentants du personnel ou d’information de l’administration en matière de licenciement collectif pour motif économique (Soc. 21 septembre 2017, N°16-14.220),

 

  • Le non-respect de l’obligation de formation (Soc. 3 mai 2018, N°16-26.796),

 

  • L’absence de visite médicale d’embauche (Soc. 27 juin 2018, N°17-15.438).

 

 

Ce nouveau principe a néanmoins supporté des exceptions, notamment quand le droit à indemnité est légalement prévu ou dans l’hypothèse de la perte d’une chance pour le salarié :

 

  • L’indemnisation de la perte injustifiée d’un emploi pour un salarié comptant moins de 2 ans d’ancienneté en application des dispositions de l’article L.1235-5 du Code du travail antérieures à la réforme de 2017 (Soc. 13 septembre 2017, N°16-13.578),

 

  • l’absence de remise du contrat de sécurisation professionnelle au salarié (Soc. 7 mars 2017, N°15-23.038),

 

  • Le défaut de mise en place de représentants du personnel, pourtant obligatoire, préalablement à l’engagement d’une procédure de licenciement pour motif économique (Soc. 17 octobre 2018, N°17-14.392).

 

 

La solution dégagée par l’arrêt du 26 janvier 2022 en matière de durée maximale de travail démontre donc à nouveau que la Cour de cassation est prête à faire de nouvelles exceptions.

 

Les règles de la durée du travail et celles garantissant la sécurité et la santé des salariés donneront sans doute lieu à des décisions comparables.

 

La vigilance des employeurs est donc plus que jamais de mise pour ces sujets alors que la crise sanitaire continue de sévir.

 

 

Pour lire l’arrêt publié sur le site de la Cour de cassation : cliquez ici