Au nom de l’accès au juge et de la prévisibilité du droit, la Cour de cassation décide qu’il faudra tenir compte à l’avenir de ses revirements de jurisprudence pour trancher un litige en cours.
Désormais, un moyen de cassation qui reproche à la juridiction de renvoi d’avoir statué conformément à l’arrêt de cassation l’ayant saisi est recevable lorsqu’un changement de norme est intervenu postérieurement à cet arrêt de cassation.
S’il donne quelque peu le tournis, cet arrêt se révèle pourtant capital pour les litiges au long cours et conforme aux intérêts des justiciables !
Depuis 50 ans (Ch. Mixte, arrêt du 30 avril 1971, N°61-11.829), la Cour de cassation déclarait irrecevable le moyen formé au soutien d’un nouveau pourvoi :
- contre une décision rendue par une Cour d’appel de renvoi,
- conformément à l’arrêt de cassation l’ayant saisie,
- quand bien même un revirement de jurisprudence était intervenu, dans une autre instance, postérieurement à cet arrêt.
Cette règle prétorienne résultait d’une interprétation a contrario de l’article L.431-6 du Code de l’organisation judiciaire et était guidée par des préoccupations de bonne administration de la justice pour éviter que la Cour de cassation adopte successivement des positions contraires dans une même affaire et à mettre un terme au litige.
Très discutée en doctrine, cette solution présentait les inconvénients :
- de ne pas faire bénéficier les parties d’une évolution de jurisprudence intervenue entre-temps,
et
- de priver une partie d’un recours dont les délais d’exercice lui étaient encore ouverts.
Procédant à un revirement promis à un grand retentissement, par un arrêt rendu le 2 avril 2021 (N°19-18-814), l’Assemblée plénière déroge à cette vénérable règle de procédure et décide de déclarer recevable un moyen qui reproche à la juridiction de renvoi d’avoir statué conformément à l’arrêt de cassation l’ayant saisi, lorsque, postérieurement à cet arrêt de cassation, « un changement de norme est intervenu ».
Les faits et la procédure
Un salarié s’estimant victime d’une discrimination syndicale saisit le Conseil de Prud’hommes en vue d’obtenir un nouveau positionnement professionnel et des rappels de salaires, ainsi que des dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral.
Devant la Cour d’Appel, le salarié fait valoir qu’il avait travaillé sur différents sites où il aurait été exposé à l’amiante, et présente une demande additionnelle en paiement de dommages-intérêts en réparation d’un préjudice d’anxiété.
Par arrêt du 1er avril 2015, la Cour d’appel a accueilli cette demande et condamné l’employeur à des dommages-intérêts.
Par arrêt du 28 septembre 2016, la Cour de cassation a cassé cette décision, faute pour la Cour d’appel d’avoir recherché si les établissements dans lesquels le salarié avait été affecté figuraient sur la liste des établissements éligibles au dispositif de l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA) mentionnée à l’article 41 de la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998.
Par arrêt du 5 juillet 2018, rendu sur renvoi après cassation, la Cour d’appel s’est conformée à la décision de cassation et a rejeté la demande de dommages-intérêts en réparation de son préjudice d’anxiété formée par le salarié.
Ce dernier s’est à nouveau pourvu en cassation.
Le pourvoi formé
Le salarié fait grief à la Cour d’appel de renvoi d’avoir rejeté sa demande indemnitaire alors qu’en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.
Le salarié invoquait ainsi un revirement de jurisprudence datant du 5 avril 2019 (donc postérieur à l’arrêt d’appel critiqué), par lequel l’Assemblée plénière (encore elle) avait décidé que même s’il n’a pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998, un salarié exposé à l’amiante et ayant, de ce fait, un risque élevé de développer une maladie grave peut demander la réparation d’un préjudice d’anxiété, sous réserve d’en rapporter la preuve, sur le fondement du droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur (N°18-17.442).
En défense, l’employeur contestait la recevabilité du moyen en faisant valoir qu’il reprochait à la Cour d’appel de renvoi d’avoir statué conformément à l’arrêt de cassation qui la saisissait.
La solution nouvelle apportée par la Cour de cassation
La Cour rappelle d’abord la règle prétorienne précitée, appliquée depuis 1971, avant d’expliciter de manière limpide son raisonnement la conduisant à prendre en considération un changement de norme intervenu en cours de procédure, comme un revirement de jurisprudence.
- Cette règle prétorienne, résultant d’une interprétation a contrario de l’article L. 431-6 du code de l’organisation judiciaire, repose essentiellement sur les principes de bonne administration de la justice et de sécurité juridique en ce qu’elle fait obstacle à la remise en cause d’une décision rendue conformément à la cassation prononcée et permet de mettre un terme au litige.
- Cependant, la prise en considération d’un changement de norme, tel un revirement de jurisprudence, tant qu’une décision irrévocable n’a pas mis un terme au litige, relève de l’office du juge auquel il incombe alors de réexaminer la situation à l’occasion de l’exercice d’une voie de recours. L’exigence de sécurité juridique ne consacre au demeurant pas un droit acquis à une jurisprudence figée, et un revirement de jurisprudence, dès lors qu’il donne lieu à une motivation renforcée, satisfait à l’impératif de prévisibilité de la norme.
- Cette prise en considération de la norme nouvelle ou modifiée participe de l’effectivité de l’accès au juge et assure une égalité de traitement entre des justiciables placés dans une situation équivalente en permettant à une partie à un litige qui n’a pas été tranché par une décision irrévocable de bénéficier de ce changement.
- Enfin, elle contribue tant à la cohérence juridique qu’à l’unité de la jurisprudence.
Sur cette base, l’Assemblée plénière décide d’abandonner sa jurisprudence (critiquée) appliquée pendant un demi-siècle et d’admettre la recevabilité du moyen développé par le salarié.
- Dès lors, il y a lieu d’admettre la recevabilité d’un moyen critiquant la décision par laquelle la juridiction s’est conformée à la doctrine de l’arrêt de cassation qui l’avait saisie, lorsqu’est invoqué un changement de norme intervenu postérieurement à cet arrêt, et aussi longtemps qu’un recours est ouvert contre la décision sur renvoi.
- M. X… demande réparation d’un préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante en invoquant la règle, retenue postérieurement à l’arrêt attaqué par la Cour de cassation (Ass. plén., 5 avril 2019, pourvoi n° 18-17.442, publié), selon laquelle ce préjudice est réparable conformément aux principes du droit commun et sous certaines conditions, même lorsque le salarié n’a pas travaillé dans un établissement figurant sur la liste établie en application de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998, ce qui est son cas.
- Le moyen est donc recevable.
La Cour de cassation décide enfin de prendre désormais en considération dans un procès en cours tout changement de norme, dont les revirements de sa jurisprudence, tant qu’une décision irrévocable n’a pas mis un terme au litige.
En ouvrant ainsi la possibilité d’exercer un nouveau pourvoi en cassation en présence d’un changement de norme, la Cour de cassation indique dans son communiqué de presse vouloir répondre à 4 objectifs :
- rendre totalement effectif l’accès au juge,
- assurer une égalité de traitement entre des justiciables placés dans une situation équivalente,
- contribuer à la cohérence juridique,
- ainsi qu’à l’unité de la jurisprudence.
Pour lire la notice explicative de l’arrêt sur le site de la Cour de cassation : cliquez ici
Jérôme Wedrychowski a longtemps tenu un blog… Une catégorie particulière lui est donc réservée sur cette page Actualités, pour qu’il vous partage ses lectures (juridiques ou autres…) en ces temps agités et incertains.