Réunie en Assemblée plénière, la Cour de cassation a opéré un important revirement de jurisprudence par deux décisions en date du 20 janvier 2023, en décidant désormais que le déficit fonctionnel permanent peut faire l’objet d’une indemnisation distincte de la rente majorée servie à la victime à la suite de la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.
Cette réparation peut ainsi être obtenue sans que les victimes ou leurs ayants droit n’aient à fournir la preuve que la rente ne couvre pas déjà les souffrances physiques et morales endurées après consolidation.
L’indemnisation des victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle se rapproche de plus en plus de l’indemnisation des victimes de droit commun.

 

 

 

 

 

 

 

Par Ladislas Wedrychowski

 

 

Les enjeux autour de l’indemnisation de la faute inexcusable

 

Un salarié (ou ses ayants-droits en cas de décès) victime d’un accident du travail (AT) ou d’une maladie professionnelle (MP) peut invoquer une faute inexcusable de son employeur en faisant reconnaitre que ce dernier a manqué à son obligation de sécurité et de protection de la santé alors qu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour en préserver le salarié (Cass. Soc. 8 octobre 2020, N°18-25.021).

 

Une telle action permet à la victime d’obtenir la réparation intégrale de ses préjudices :

 

  • Une majoration de sa rente
  • L’indemnisation des dommages qui ne seraient pas couverts par cette rente majorée.

 

Toute la question est donc de déterminer ce que répare la rente majorée, afin d’identifier les préjudices susceptibles de donner lieu à une indemnisation complémentaire, distincte de la rente.

 

 

La position antérieure de la jurisprudence

 

Jusqu’alors, la Cour de cassation jugeait depuis 2009 (notamment sa décision N°08-17.581) que la rente versée aux victimes d’AT/MP en cas de faute inexcusable de l’employeur, indemnisait tout à la fois :

 

  • la perte de gain professionnel,
  • l’incidence professionnelle de l’incapacité,

et

  • le déficit fonctionnel permanent, c’est-à-dire le handicap dont souffre la victime dans le déroulement de sa vie quotidienne.

 

Pour obtenir de façon distincte une réparation de ses souffrances physiques et morales, la victime devait donc rapporter la preuve que son préjudice n’était pas déjà indemnisé au titre de ce déficit fonctionnel permanent (Cass. Soc. 28 février 2013, N°11-21.015).

 

Or, cette preuve pouvait se révéler délicate à apporter et l’objectif de cette jurisprudence était d’éviter qu’un même préjudice soit indemnisé deux fois.

 

 

Le revirement de la Cour de cassation

 

Par deux décisions du 20 janvier 2023 (N°21-23.947 et N°20-23.673), la Cour de cassation considère désormais que la rente majorée ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.

 

Concrètement, ce revirement de jurisprudence permet aux victimes de percevoir, en complément de leur rente, une indemnité distincte, correspondant aux souffrances physiques et morales endurées après consolidation.

 

Cette réparation peut être obtenue sans que les victimes ou leurs ayants droit n’aient à fournir la preuve que la rente majorée ne couvre pas déjà ces souffrances.

 

Les décisions marquent une évolution importante en matière d’indemnisation, notamment pour les salariés qui ont été exposés de façon prolongée à l’amiante.

 

Ce revirement marque aussi un rapprochement avec la jurisprudence du Conseil d’État qui juge que la rente d’accident du travail vise uniquement à réparer les préjudices subis par le salarié dans le cadre de sa vie professionnelle (pertes de gains professionnels et incidence professionnelle de l’incapacité).

 

Dans chacun des deux arrêts, la Cour de cassation prend soin d’expliquer pourquoi on ne pouvait plus considérer que la rente majorée valait réparation du déficit fonctionnel permanent, à l’issue d’un raisonnement aussi limpide que pédagogique :

 

 


 

  1. Selon les articles L.434-1 et L.434-2 du Code de la sécurité sociale, la rente versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle atteinte d’une incapacité permanente égale ou supérieure au taux de 10 % prévu à l’article R.434-1 du même Code est égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité qui peut être réduit ou augmenté en fonction de la gravité de celle-ci.
  2. Selon l’article L.452-3 du Code de la sécurité sociale, indépendamment de la majoration de la rente qu’elle reçoit en vertu de l’article L.452-2 du même Code, la victime a le droit de demander à l’employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle.
  3. La Cour de cassation juge depuis 2009 que la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent (Crim., 19 mai 2009, pourvois n° 08-86.050 et 08-86.485, Bull. crim. 2009, n° 97 ; 2e Civ., 11 juin 2009, pourvoi n° 08-17.581, Bull. 2009, II, n° 155 ; pourvoi n° 07-21.768, Bull. 2009, II, n° 153 ; pourvoi n° 08-16.089, Bull. 2009, II, n° 154).
  4. Elle n’admet que la victime percevant une rente d’accident du travail puisse obtenir une réparation distincte des souffrances physiques et morales qu’à la condition qu’il soit démontré que celles-ci n’ont pas été indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent (2e Civ., 28 février 2013, pourvoi n° 11-21.015, Bull. 2013, II, n° 48).
  5. Si cette jurisprudence est justifiée par le souhait d’éviter des situations de double indemnisation du préjudice, elle est de nature néanmoins, ainsi qu’une partie de la doctrine a pu le relever, à se concilier imparfaitement avec le caractère forfaitaire de la rente au regard du mode de calcul de celle-ci, tenant compte du salaire de référence et reposant sur le taux d’incapacité permanente défini à l’article L.434-2 du Code de la sécurité sociale.
  6. Par ailleurs, il ressort des décisions des juges du fond que les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles éprouvent parfois des difficultés à administrer la preuve de ce que la rente n’indemnise pas le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent.
  7. Enfin, le Conseil d’Etat juge de façon constante qu’eu égard à sa finalité de réparation d’une incapacité permanente de travail, qui lui est assignée à l’article L.431-1 du Code de la sécurité sociale, et à son mode de calcul, appliquant au salaire de référence de la victime le taux d’incapacité permanente défini à l’article L.434-2 du même Code, la rente d’accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, et que dès lors le recours exercé par une caisse de sécurité sociale au titre d’une telle rente ne saurait s’exercer que sur ces deux postes de préjudice et non sur un poste de préjudice personnel.
  8. L’ensemble de ces considérations conduit la Cour à juger désormais que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.

 


 

 

Pour lire le communiqué de la Cour de cassation : cliquez ici

 

Pour lire l’avis du Premier Avocat Général : cliquez ici

 

Pour lire la 1ère décision du 20 janvier 2023 (N°20-23.673) sur le site de la Cour de cassation : cliquez ici

 

Pour lire la 2nde décision du 20 janvier 2023 (N°21-23.947) sur le site de la Cour de cassation : cliquez ici