Rarement une audience de la Chambre sociale aura donné lieu à un tel écho médiatique. Annonce des enjeux des affaires soumises à l’audience du 31 mars 2022 par un communiqué spécial de la Cour de cassation, façon dossier de presse, et parutions de multiples articles émanant de la doctrine spécialisée ou de la presse grand-public.
Le sujet débattu : le barème d’indemnisation du salarié licencié sans cause réelle et sérieuse et la question de sa conformité au regard de plusieurs conventions internationales signées par la France.
Le contrôle de conventionnalité in concreto aura-t-il raison de ce barème si décrié par les défenseurs des salariés ?
Les arrêts de la Cour de cassation sont attendus le 11 mai 2022.

 

 

Par Hugues Wedrychowski

 

 

Le 31 mars 2022, la Chambre sociale siégeant en formation plénière a tenu une audience portant sur le barème d’indemnisation du salarié licencié sans cause réelle et sérieuse.

 

Le communiqué de la Cour de cassation publié le 25 mars 2022, en amont de cette audience, révèle que la Cour est saisie de quatre affaires, expose un résumé de ces affaires et rappelle les arguments présentés par chaque partie.

 

Les points de contestation de ces affaires portent sur les dispositions de deux Conventions internationales ratifiées par la France :

 

  • L’article 10 de la Convention n°158 de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui prévoit qu’en cas de licenciement injustifié, le juge devra être habilité à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée.

 

  • L’article 24 de la Charte sociale européenne, qui prévoit que les États s’engagent à reconnaître le droit des salariés licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée.

 

 

L’affaire n°1 (Convention n°158 OIT)

 

La Cour de cassation expose que les juges d’appel ont écarté l’application du barème, considérant qu’elle ne permettait pas une indemnisation adéquate du salarié concerné.

 

Dans cette affaire, la somme maximale prévue par le barème couvrait à peine la moitié du préjudice allégué par le salarié tenant à la diminution de ses ressources financières depuis le licenciement.

 

Les questions posées à la Cour de cassation sont les suivantes :

 

  • Le juge national français peut-il se livrer à un contrôle de conventionnalité in concreto au regard de l’article 10 de la convention n°158 de l’OIT ?

 

  • Si un contrôle in concreto est possible au regard de cette convention de l’OIT, que recouvre le principe de réparation adéquate prévu par son article 10 et quels seraient les critères permettant de l’encadrer ?

 

La Cour de cassation présente ensuite les arguments de l’employeur demandeur au pourvoi :

 

  • Le contrôle de conventionnalité in concreto ne s’applique que dans le champ de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. En effet, si le juge national ne l’exerce pas, la Cour européenne des droits de l’Homme, directement saisie par le justiciable, peut y procéder.

 

  • Le contrôle de conventionnalité in concreto ne peut être exercé qu’au regard d’un droit fondamental, ce qui n’est pas le cas du droit à réparation adéquate pour licenciement injustifié.

 

  • Ce contrôle de conventionnalité in concreto exercé au cas par cas est contraire à l’égalité des citoyens devant la loi et est source d’insécurité juridique.

 

 

Les Affaires n°2, 3 et 4 (Charte sociale européenne)

 

Dans ces affaires, la cour d’appel a suivi l’avis de la Cour de cassation en jugeant que l’article 24 de la Charte sociale européenne n’était pas d’effet direct dans un litige entre particuliers.

 

La question posée à la Cour de cassation est la suivante :

 

Comment déterminer si un article d’une convention internationale est ou non d’effet direct entre particuliers : sur la seule base du texte de la convention ou en réalisant une analyse globale tenant compte de la volonté de ses rédacteurs de la voir produire un effet direct entre particuliers ?

 

Là encore, la Cour de cassation présente es arguments des demandeurs au pourvoi :

 

  • L’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT et l’article 24 de la Charte sociale européenne sont rédigés d’une manière assez similaire.

 

  • Or, dans la mesure où la Cour de cassation reconnaît un effet direct à l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT, il devrait en être de même pour l’article 24 de la Charte sociale européenne.

 

 

L’intervention (impromptue) de l’OIT

 

L’OIT a sans doute voulu participer indirectement aux débats en mettant en ligne, quelques jours avant l’audience du 31 mars 2022, le Rapport du Comité tripartite (lire à partir de la page 18) chargé d’examiner la réclamation alléguant l’inexécution par la France de la Convention n°158 portant notamment sur « le plafonnement des indemnités de licenciement ».

 

L’audience de la Cour de cassation a, de ce fait, été retardée d’1H30 pour permettre aux avocats d’en prendre connaissance.

 

Le Rapport énonce en conclusions les points suivants :

 


 

    1. Le comité note que, si la marge d’appréciation des juges du fond reste possible de façon à pouvoir tenir compte de situations individuelles et personnelles, le pouvoir d’appréciation du juge en la matière apparait ipso facto contraint, puisqu’il s’exerce dans les limites de la fourchette du barème établie par la loi. Tout en notant que le gouvernement indique que les montants correspondent aux « moyennes constatées » des indemnités accordées par les juridictions avant la réforme, le comité considère qu’il n’est pas a priori exclu que, dans certains cas, le préjudice subi soit tel qu’il puisse ne pas être réparé à la hauteur de ce qu’il serait « juste » d’accorder, pour des motifs divers, comme par exemple l’ancienneté du salarié, la possibilité de retrouver un emploi, sa situation de famille, etc. Le caractère « ramassé » de la fourchette plafonnée à vingt mois limite aussi la possibilité pour le jugede tenir compte de ces situations individuelles et personnelles.
    2. Au vu de ce qui précède, le comité considère – en dehors des cas de licenciement mettant en cause un droit fondamental pour lesquels le principe de la réparation intégrale est acquis et indépendamment de la réparation pour préjudice distinct – que la conformité d’un barème, et donc d’un plafonnement, avec l’article 10 de la convention, dépend du fait que soit assurée une protection suffisante des personnes injustement licenciées et que soit versée, dans tous les cas, une indemnité adéquate.
    3. Dans ces conditions, le comité invite le gouvernement à examiner à intervalles réguliers, en concertation avec les partenaires sociaux, les modalités du dispositif d’indemnisation prévu à l’article L.1235-3, de façon à assurer que les paramètres d’indemnisation prévus par le barème permettent, dans tous les cas, une réparation adéquate du préjudice subi pour licenciement abusif.

 


 

 

L’audience du 31 mars 2022

 

La presse a rapporté les positions exprimées par chacun des intervenants.

 

  • Côté employeurs :

 

Il a été mis en avant une atteinte au principe d’égalité des citoyens devant la loi : par l’effet du contrôle in concreto, il est en réalité recherché une rupture d’égalité entre citoyens vis-à-vis d’une norme internationale pourtant déjà jugée conforme avec le droit français (cf. les Avis de la Cour de cassation du 19 juillet 2019 – voir plus loin).

 

L’article L.1235-3 du Code du travail ayant été validé par le Conseil Constitutionnel, le Conseil d’Etat (en référé) et la Cour de cassation, il a été reproché aux organisations syndicales d’inciter la Cour de cassation à rendre une décision de portée politique consistant à dire que « le barème est une mauvaise mesure ».

 

Il a également été invoqué la crainte « d’une explosion des contentieux » en cas de validation du contrôle de conventionnalité in concreto, imposant aux Juges d’opérer systématiquement un contrôle de la réparation adéquate du préjudice du salarié licencié de manière abusive.

 

  • Coté salariés  :

 

Il a été rappelé la faiblesse des indemnités versées notamment pour les petites anciennetés (entre 2 et 5 ans), alors qu’il s’agit d’indemniser une faute de l’employeur qui a choisi de licencier un salarié sans cause réelle et sérieuse.

 

Le risque d’une consécration de la réparation inadéquate du préjudice subi a été mis en avant, ainsi que celui « d’une atteinte aussi injustifiée que disproportionnée au droit à la réparation de la victime ».

 

  • Le Parquet Général :

 

La Première Avocate Générale de la Chambre sociale, Mme Anne Berriat, a pris position en faveur du contrôle de conventionnalité in concreto en déclarant à la Chambre sociale « Vous pouvez et devez pratiquer ce contrôle in concreto ».

 

Sur la question de l’effet direct dans un litige entre particuliers de l’article 24 de la Charte sociale européenne, l’avocate générale ne remet pas en cause les Avis de juillet 2019 pour ne pas affaiblir la Cour de cassation, même si elle en a critiqué la motivation, pour rappeler que cet article n’avait pas d’effet direct en droit interne.

 

En revanche, au soutien d’un contrôle de conventionnalité in concreto (i.e. la possibilité pour le Juge d’écarter une norme de droit français si son application porte une atteinte disproportionnée à un droit fondamental garanti par une convention internationale signée par la France), l’Avocate générale estime que « ce barème est tout sauf homogène. Il varie avec l’ancienneté du salarié » et qu’il convient donc d’admettre un tel contrôle pour la convention OIT et la Charte sociale européenne.

 

Pour l’Avocate générale, tout le barème ne correspond pas à une indemnité inadéquate : ce sont surtout les faibles anciennetés qui sont visées.

 

S’agissant de la mise en cause du principe d’égalité, l’Avocate générale considère qu’instaurer un contrôle de conventionnalité ne « maltraiterait pas » ce principe, bien au contraire, et permettrait de le restaurer.

 

La Chambre sociale rendra ses décisions le 11 mai 2022.

 

 

CHRONOLOGIE DE LA RÉFORME ET DES DÉCISIONS PRÉCÉDEMMENT RENDUES SUR LE BARÈME

 

 

L’instauration d’un barème d’indemnisation en 2017

 

Par une ordonnance 2017-1387 du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail, il a été instauré un barème d’indemnisation du licencié sans cause réelle et sérieuse.

 

Applicable depuis le 24 septembre 2017, ce barème légal énoncé à l’article L.1235-3 du Code du travail fixe des montants minimaux et maximaux d’indemnisation en fonction de l’ancienneté du salarié et, pour certains montants planchers, de l’effectif de l’entreprise.

 

Les montants maximaux varient, selon l’ancienneté du salarié, entre 1 mois (pour 1 an) et 21 mois de salaire brut (pour 30 ans et plus).

 

 

La position du Conseil constitutionnel en 2018

 

Par une décision du 21 mars 2018, saisi de la loi ratifiant diverses ordonnances prises sur le fondement de la loi n° 2017-1340 du 15 septembre 2017 d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la constitution ce barème d’indemnisation.

 

Le Conseil a notamment considéré que :

  • Le législateur pouvait aménager, pour un motif d’intérêt général, les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée. Il peut ainsi, pour un tel motif, apporter à ce principe des exclusions ou des limitations à condition qu’il n’en résulte pas une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d’actes fautifs.
  • Les travaux préparatoires de la loi montraient que ces montants ont été déterminés en fonction des « moyennes constatées » des indemnisations habituellement accordées par les juridictions.
  • Conformément aux dispositions de l’article L.1235-3-1 du Code du travail, ces maximums ne sont pas applicables lorsque le licenciement est entaché d’une nullité résultant de la violation d’une liberté fondamentale, de faits de harcèlement moral ou sexuel, d’un licenciement discriminatoire.
  • De ce fait, la dérogation au droit commun de la responsabilité pour faute, résultant des maximums prévus par les dispositions contestées, n’institue pas des restrictions disproportionnées par rapport à l’objectif d’intérêt général poursuivi.
  • Le principe d’égalité n’imposant pas au législateur de traiter différemment des personnes placées dans des situations différentes, il n’était pas tenu, de fixer un barème prenant en compte l’ensemble des critères déterminant le préjudice subi par le salarié licencié. Ainsi, il appartient au juge, dans les bornes de ce barème, de prendre en compte tous les éléments déterminant le préjudice subi par le salarié licencié lorsqu’il fixe le montant de l’indemnité due par l’employeur.
  • La différence de traitement instituée par les dispositions contestées ne méconnaît pas le principe d’égalité devant la loi.

 

 

Les Avis de la Cour de cassation en 2019

 

La Cour de cassation a été saisie de 2 demandes d’avis émis par les Conseils de Prud’hommes de Louviers et Toulouse.

 

Rendant deux Avis en formation plénière le 17 juillet 2019, la Cour de cassation a validé le barème d’indemnisation en considérant :

 

  • Que les dispositions de l’article L.1235-3 du code du travail n’entraient pas dans le champ d’application de l’article 6, § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la mesure où elles ne constituaient pas un obstacle procédural entravant l’accès à la justice (Avis n°15012).

 

  • Que l’article 24 de la Charte sociale européenne n’avait pas d’effet direct en droit interne et ne pouvait donc être invoquée dans un litige entre particuliers. En effet, les parties, au sens de la Charte, sont les États et non les employeurs, personnes privées, lesquelles ne sont pas directement liées par la Charte (Avis n°15012).

 

  • Qu’il était compatible avec les dispositions de l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT, lequel n’interdisait aucunement le plafonnement de l’indemnisation, reconnaissant ainsi aux Etats une marge d’appréciation (Avis n°15013).

 

 

La résistance de plusieurs Conseils de Prud’hommes en 2018 et 2019

 

Avant les Avis rendu par la Cour de cassation, plusieurs juridictions prud’homales avaient écarté le barème légal d’indemnisation, le jugeant contraire à l’article 10 de la convention 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT) et à l’article 24 de la charte sociale européenne qui fixent le principe d’une réparation adéquate :

 

 

Les Avis de la Cour de cassation n’ayant qu’une valeur indicative et ne s’imposant donc pas aux juridictions du fond, les Conseils de Prud’hommes ont été saisis de nouvelles contestations du barème en 2019.

 

Certains Conseil de Prud’hommes ont ainsi décidé d’écarter l’application du barème :

 

 

 

Les positions divergentes des Cours d’appel

 

La Cour d’appel de Reims a rendu un arrêt précurseur des débats à venir le 25 septembre 2019 (RG n°19/0003) et remarquablement motivé (lire à partir de la page 12 de l’arrêt).

 

Cette Cour a décidé, sans remettre en cause la conventionnalité du barème in abstracto, que le juge doit pouvoir procéder à un contrôle de la conventionnalité in concreto, ce contrôle pouvant conduire le juge, à la demande du salarié, à écarter le plafond s’il constate que celui-ci porte une atteinte disproportionnée à son droit à indemnisation adéquate du préjudice subi.

 

La Cour d’appel de Paris par un arrêt en date du 30 octobre 2019 (RG n°16/05602) s’est quant à elle rangée à l’Avis de la Cour de cassation en confirmant la conventionnalité du barème.

 

Cette Cour a jugé que la mise en place d’un barème n’est pas en soi contraire à ces textes imposant aux États, en cas de licenciement injustifié, de garantir au salarié « une indemnité adéquate ou une réparation appropriée » et ajoute que « le juge français dans le cadre des montants minimaux et maximaux édictés sur la base de l’ancienneté du salarié et de l’effectif de l’entreprise [garde] une marge d’appréciation ».

 

D’autres Cour d’appel n’ont pas appliqué le barème considérant qu’il ne permettait pas une réparation appropriée du préjudice subi par le salarié, compte tenu de sa situation (ex. : ancienneté, âge, difficulté à retrouver un emploi, difficultés financières importantes après le licenciement, dégradation de l’état de santé liée au manquement de l’employeur à son obligation de sécurité) :

 

 

  • CA Paris, 16 mars 2021, (RG n°19/08721) : cette décision fait l’objet du pourvoi de l’affaire n°1 soumise à la Cour de cassation

 

 

Ce récapitulatif des décisions divergentes rendues au sujet de la conventionnalité du barème d’indemnisation confirme que les décisions de la Cour de cassation étaient donc particulièrement attendues.

 

Pour prendre connaissance du Rapport pour l’année 2021 du Comité d’évaluation des ordonnances travail : cliquer ici