La Chambre sociale poursuit la clarification des conditions d’examen par les juges du fond des demandes relatives aux heures travaillées et la « pesée des éléments de preuve » produits par chacune des parties.
Par un arrêt du 27 janvier 2021 (N°17-31.046), la Cour de cassation rappelle que si le salarié doit fournir des éléments suffisamment précis, la juridiction saisie ne doit pas faire peser sur lui seul la charge de la preuve des heures supplémentaires.
Ainsi, l’employeur doit toujours répondre aux éléments produits par le salarié et fournir ses propres éléments, notamment ceux par lesquels il assure le contrôle des heures de travail effectuées.
Nous vous proposons l’analyse de cet arrêt et un rappel des principales étapes de la construction jurisprudentielle du régime probatoire applicable au contentieux toujours aussi abondant des heures supplémentaires.

 

Par Hugues Wedrychowski

 

 

Les faits et la procédure

 

Un salarié employé en qualité de technico-commercial a saisi la juridiction prud’homale pour obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail et le paiement de diverses sommes au titre de l’exécution et de la rupture de la relation de travail.

 

Le salarié a notamment sollicité un rappel d’heures supplémentaires impayées et des dommages-intérêts pour travail dissimulé.

 

La Cour d’Appel saisie de l’affaire a rejeté les demandes formées par le salarié en retenant que :

 

  • Si un décompte des heures de travail est produit, lequel mentionne, jour après jour, les heures de prise et de fin de service, ainsi que de ses rendez-vous professionnels avec la mention du magasin visité, le nombre d’heures de travail quotidien et le total hebdomadaire, il est cependant insuffisamment précis en ce qu’il ne précise pas la prise éventuelle d’une pause méridienne.

 

  • L’employeur objecte, à juste titre, d’une part, que le salarié, qui travaillait de manière itinérante à 600 kilomètres de son siège social, ne précisait pas ses horaires de travail sur ses compte-rendu hebdomadaires et, d’autre part, que les fiches de frais ne permettaient pas de déterminer les horaires réellement accomplis par le salarié au cours de ses tournées.

 

 

Le pourvoi formé

 

Devant la Cour de cassation, il était soutenu qu’en retenant :

 

  • que les éléments communiqués par le salarié ne suffisaient pas à étayer sa réclamation, alors que la société admettait elle-même ignorer le nombre d’heures accomplies par le salarié et ne pas les contrôler, de sorte que l’employeur ne fournissait aucun élément en réponse à ceux produits par le salarié, la Cour d’appel avait fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié ;

 

  • que le décompte produit par le salarié, dont elle avait constaté qu’il « mentionnait, jour après jour, les heures de prise et de fin de service, ainsi que de ses rendez-vous professionnels avec la mention du magasin visité, le nombre d’heures quotidien et le total hebdomadaire » aurait été « insuffisamment précis en ce qu’il ne précisait pas la prise éventuelle d’une pause méridienne« , sans constater que l’employeur n’aurait pas été en mesure d’y répondre, la Cour d’appel n’avait pas respecté les dispositions de l’article L.3171-4 du Code du travail.

 

 

La position de la Cour de cassation

 

La Chambre sociale donne raison au salarié et censure la décision de la Cour d’Appel.

 

Dès lors qu’il résultait des propres constatations de la Cour d’Appel que les éléments produits par le salarié étaient suffisamment précis pour permettre à l’employeur de répondre, le « régime de la preuve partagée » devenait applicable.

 

Pour la Chambre sociale, il appartenait donc à la Cour d’Appel :

 

  • d’examiner les pièces produites par l’une et l’autre des parties, étant précisé que l’employeur ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail,
  • et d’apprécier la portée des critiques formulées contre ces pièces,
  • avant de décider, dans le cadre de son pouvoir souverain, si le salarié avait effectivement accompli des heures supplémentaires,
  • et, dans l’affirmative, de fixer la créance correspondante.

 

La Chambre sociale adopte le raisonnement suivant :

 


 

Vu l’article L. 3171-4 du code du travail :

(…)

    1. Il résulte de ces dispositions, qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l’une et l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retient l’existence d’heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant.

 

    1. Pour débouter le salarié de sa demande au titre des heures supplémentaires et des congés payés afférents, l’arrêt retient que le salarié communique un décompte des heures de travail qu’il indique avoir accomplies durant la période considérée, lequel mentionne, jour après jour, les heures de prise et de fin de service, ainsi que de ses rendez-vous professionnels avec la mention du magasin visité, le nombre d’heures de travail quotidien et le total hebdomadaire.

 

    1. L’arrêt retient encore que l’employeur objecte, à juste titre, d’une part, que le salarié, qui travaillait de manière itinérante à 600 kilomètres de son siège social, ne précisait pas ses horaires de travail sur ses compte-rendus hebdomadaires et en justifie en produisant plusieurs de ses documents établis en 2012 et, d’autre part, que les fiches de frais ne permettaient pas de déterminer les horaires réellement accomplis par le salarié au cours de ses tournées.

 

    1. L’arrêt ajoute que le décompte du salarié est insuffisamment précis en ce qu’il ne précise pas la prise éventuelle d’une pause méridienne.

 

    1. En statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses constatations, d’une part, que le salarié présentait des éléments suffisamment précis pour permettre à l’employeur de répondre, d’autre part, que ce dernier ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail, la cour d’appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé le texte susvisé.

 


 

 

Reprenant la solution dégagée dans son arrêt du 18 mars 2020 (N°18-10.919), la Chambre sociale explicite le contrôle qu’elle exerce sur la notion “d’éléments suffisamment précis” quant aux heures de travail que le salarié prétend avoir accomplies.

 

S’agissant d’une obligation découlant de l’article 6 du Code de procédure civile, relatif à l’obligation d’alléguer les faits nécessaires au succès des prétentions, et non de l’article L.3171-4 du code du travail, relatif à la preuve des heures travaillées, la note explicative de l’arrêt rappelle que la précision des éléments produits par le salarié doit être examinée au regard de cet objectif d’organisation du débat judiciaire.

 

Cette précision n’est ni de la même nature, ni de la même intensité que celle qui pèse par ailleurs sur l’employeur dans le cadre de son obligation de contrôle de la durée du travail.

 

La Cour de cassation rappelle ainsi qu’elle ne peut avoir pour effet de faire peser la charge de la preuve des heures accomplies sur le seul salarié, ni de contraindre ce dernier à indiquer les éventuelles pauses méridiennes qui auraient interrompu le temps de travail.

 

En effet, comme tous les seuils et plafonds, prévus tant par le droit de l’Union européenne que par le droit interne, la charge de la preuve de la prise des temps de pause incombe à l’employeur (N°11-21.848).

 

 

Conséquences pratiques pour l’employeur

 

En cas de contentieux sur la durée du travail, l’employeur doit être en mesure de justifier de la réalité des horaires de travail du salarié.

 

Il ne suffit pas de contester la fiabilité du décompte produit par le salarié, même si cela s’avère nécessaire.

 

L’employeur doit produire des éléments fiables et objectifs permettant d’établir la durée du travail accomplie par le salarié à la demande de l’employeur.

 

A défaut, même si le décompte produit par le salarié peut être utilement critiqué et remis en cause, l’employeur qui n’est pas en mesure de produire des éléments effectuée par son salarié sera condamné au paiement à un rappel de salaires pour heures supplémentaires dont le quantum est souverainement apprécié par la juridiction saisie.

 

 

Rappel de l’évolution de la jurisprudence en matière d’heures supplémentaires

 

L’article L.3171-4 du Code du travail prévoit un régime de preuve partagée des heures du travail effectuées entre l’employeur et le salarié.

 

Depuis un arrêt du 25 février 2004 (N°01-45.441), la Cour de cassation jugeait que :

 

  • si la preuve des heures de travail effectuées n’incombe spécialement à aucune des parties
  • et que l’employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié,
  • il appartient cependant au salarié de fournir préalablement au juge des éléments de nature à étayer sa demande.

 

Puis, par un arrêt du 24 novembre 2010 (N°09-40.928), la Cour de cassation a jugé qu’il appartient au salarié d’étayer sa demande par la production d’éléments suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés pour permettre à l’employeur de répondre en fournissant ses propres éléments.

 

Si la charge de la preuve est partagée et que le préalable pèse sur le salarié, ce dernier devait donc apporter des éléments factuels, pouvant être établis unilatéralement par ses soins, mais revêtant un minimum de précision afin que l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail accomplies, puisse y répondre utilement.

 

Ont été jugés comme constituant des éléments suffisamment précis :

 

  • des décomptes d’heures, même rempli d’une seule traite avec le même stylo (N°17-14.490),
  • des relevés de temps quotidiens (N°11.27-709),
  • un tableau (N°11-14.466),
  • des fiches de saisie informatique enregistrées sur l’intranet de l’employeur contenant le décompte journalier des heures travaillées (N°16-23.743).

 

La Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’un litige collectif portant sur l’enregistrement du temps de travail journalier et des éventuelles heures supplémentaires réalisées, est venue affirmer, dans un arrêt du 14 mai 2019 (C-55/18), que les directives sur le repos journalier et sur la sécurité et santé des travailleurs « s’opposent à une réglementation d’un État membre qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, n’impose pas aux employeurs l’obligation d’établir un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur ».

 

Dans les motifs de son arrêt, la Cour de justice précise que :

 

  • contrairement à un système mesurant la durée du temps de travail journalier effectué, les moyens de preuve pouvant être produits par le travailleur, tels que, notamment, des témoignages ou des courriers électroniques, afin de fournir l’indice d’une violation de ses droits et entraîner ainsi un renversement de la charge de la preuve, ne permettent pas d’établir de manière objective et fiable le nombre d’heures de travail quotidien et hebdomadaire effectuées par le travailleur, compte tenu de sa situation de faiblesse dans la relation de travail (points 53 à 56) ;
  • afin d’assurer l’effet utile des droits prévus par les directives précitées, les Etats membres doivent imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur, avec toutefois une marge d’appréciation dans la mise en œuvre concrète de cette obligation pour tenir compte des particularités propres à chaque secteur d’activité concerné et des spécificités de certaines entreprises (points 60 à 63).

 

Prenant en compte cette décision, la Chambre sociale a adapté sa jurisprudence dans un arrêt particulièrement signalé en date du 18 mars 2020 (N°18-10.919), rendu au lendemain du placement en confinement du pays pour la 1ère fois…

 

Sans modifier l’ordre des étapes de la règle probatoire, la Cour de cassation :

 

  • a choisi d’abandonner la notion « d’étaiement», pouvant selon elle être source de confusion avec celle de preuve,
  • en y substituant l’expression de « présentation par le salarié d’éléments à l’appui de sa demande ».

 

Dans cette décision, la Chambre sociale rappelle que ces éléments doivent être suffisamment précis quant aux heures non rémunérées que le salarié prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments, en mettant l’accent en parallèle sur les obligations pesant sur ce dernier quant au contrôle des heures de travail effectuées.

 

La Cour de cassation rappelle aussi que, lorsqu’ils retiennent l’existence d’heures supplémentaires, les juges du fond évaluent souverainement, sans être tenus de préciser le détail de leur calcul, l’importance de celles-ci et les créances salariales s’y rapportant (déjà en ce sens : N°12-22.344).

 

Dans la note explicative de l’arrêt du 18 mars 2020, la Cour de cassation rappelle que dès lors que le salarié a produit des éléments factuels revêtant un minimum de précision, les juges du fond doivent se livrer à « une pesée des éléments de preuve produits par l’une et l’autre des parties, ce qui est en définitive la finalité du régime de preuve partagée ».

 

La chambre sociale marquait ainsi sa volonté de contrôler le respect par les juges du fond du mécanisme probatoire propre aux heures supplémentaires.

 

 

NB : le petit supplément de l’arrêt du 27 janvier 2021

 

Cet arrêt du 27 janvier 2021 est également l’occasion d’une évolution de jurisprudence sur la question de la détermination de la rémunération variable au regard de l’article L.241-8 du Code de la sécurité sociale selon lequel la contribution de l’employeur au titre des cotisations sociales reste exclusivement à sa charge.

 

La Chambre sociale choisit d’élargir l’exercice par les parties de leur liberté contractuelle dans la fixation des conditions de rémunération du salarié. Les parties peuvent, pour des raisons qui leur appartiennent au regard de l’objet qu’elles fixent à la rémunération variable, exclure les cotisations sociales patronales de l’assiette de calcul, sans que cela remette en cause le paiement par l’employeur des cotisations patronales dues sur le montant de la rémunération revenant effectivement au salarié.

 

Rompant avec sa précédente jurisprudence, la Cour de cassation a considéré que la prohibition de l’article L.241-8 du Code de la sécurité sociale ne portait que sur les modalités de paiement de la rémunération et pas sur sa détermination.

 

 

Pour lire l’arrêt publié sur le site de la Cour de cassation et sa note explicative : cliquez ici.