Par deux arrêts en date du 8 janvier 2025, la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence important en matière de garantie des créances salariales dans le cadre des procédures collectives.
Désormais, la garantie de l’AGS (Association pour la gestion du régime de Garantie des créances des Salariés) couvre les créances résultant d’une prise d’acte de la rupture ou d’une résiliation judiciaire du contrat de travail, à condition que la rupture intervienne au cours des périodes légalement couvertes.
Ce revirement met fin à une inégalité de traitement entre les salariés selon l’auteur de la rupture du contrat de travail dans le temps d’une procédure collective.
Par Caroline Colet
Le droit interne applicable
Conformément à l’article L.3253-6 du Code du travail, l’employeur est tenu de protéger ses salariés contre le risque de non-paiement des créances salariales en cas de procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire.
L’assurance AGS garantit notamment les créances issues de la rupture des contrats de travail intervenant (article L.3253-8 du Code du travail) :
- pendant la période d’observation,
- dans le mois suivant l’arrêté d’un plan de sauvegarde, de redressement ou de cession,
- dans les 15 ou 21 jours suivant le jugement de liquidation, selon qu’un plan de sauvegarde de l’emploi est ou non élaboré,
- pendant le maintien provisoire de l’activité autorisé par le tribunal et dans les 15 ou 21 jours suivant la fin de ce maintien.
L’ancienne position de la Cour de cassation
Jusqu’à récemment, ces garanties ne couvraient pas les ruptures résultant d’une prise d’acte ou d’une résiliation judiciaire initiées par le salarié.
La Cour de cassation jugeait que l’AGS garantissait uniquement les ruptures décidées par l’administrateur judiciaire ou le liquidateur dans le cadre de la procédure collective (Cass. soc., 20 décembre 2017, N°16-19517 ; Cass. soc., 19 avril 2023, N°21-20651).
La Chambre sociale considérait en effet que la garantie AGS visait essentiellement à soutenir la poursuite de l’activité, le maintien de l’emploi et l’apurement du passif.
Cette position excluait donc les situations où la rupture était due à un manquement grave de l’employeur invoqué par le salarié, soit dans le cadre d’une prise d’acte de rupture du contrat de travail, soit dans le cadre d’un contentieux en résiliation judiciaire du contrat de travail.
Cette position était cependant particulièrement discutée en Doctrine.
Plusieurs auteurs estimaient que la Cour de cassation introduisait une condition supplémentaire liée à l’auteur de la rupture contredisant la lettre du texte qui évoque simplement la notion de rupture, sans en préciser l’initiateur, et se limite à désigner les périodes durant lesquelles la rupture doit intervenir, sans jamais exiger que celle-ci soit initiée par l’administrateur ou le mandataire judiciaire.
Une autre partie de la Doctrine approuvait cette jurisprudence, cette position étant jugée cohérente avec les objectifs de la protection accordée.
L’influence de la CJUE sur le revirement jurisprudentiel
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a joué un rôle clé dans cette évolution.
Sur une demande de décision préjudicielle introduite par la cour d’appel d’Aix-en-Provence, par un arrêt du 22 février 2024 (Aff. N° C-125/23), la CJUE a jugé contraire à la Directive du 22 octobre 2008 relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur (2008/94/CE) d’exclure de la garantie les créances issues d’une rupture décidée par le salarié, affirmant qu’aucune distinction ne devait être faite selon l’auteur de la rupture :
44 | « En troisième lieu, il convient de constater que rien dans le texte de cette directive ne permet de conclure que la garantie des créances des travailleurs par une institution de garantie puisse être exclue, par un État membre, dans le cas où la rupture du contrat de travail est à l’initiative de ce travailleur en raison d’un manquement de l’employeur. En effet, la directive 2008/94 n’établit aucune distinction en ce qui concerne la couverture de ces créances par ladite institution selon que l’auteur de la rupture du contrat de travail est ou non le salarié. |
45 | Certes, c’est à chaque État membre, dans le cadre du droit national, qu’il incombe de déterminer les indemnités qui relèvent du champ d’application de l’article 3, premier alinéa, de la directive 2008/94 (arrêt du 28 juin 2018, Checa Honrado, C‑57/17). |
46 | Cependant, la faculté reconnue aux États membres, par ladite directive, de préciser les prestations à la charge de l’institution de garantie est soumise aux exigences découlant du principe général d’égalité et de non-discrimination. Ce principe exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente, à moins qu’une différenciation ne soit objectivement justifiée (arrêt du 28 juin 2018, précité). |
47 | À cet égard, il importe de relever que la cessation du contrat de travail à la suite de la prise d’acte de la rupture de ce contrat par le travailleur, en raison de manquements suffisamment graves de l’employeur empêchant la poursuite dudit contrat, considérée par une juridiction nationale comme étant justifiée, ne saurait être regardée comme résultant de la volonté du travailleur, dès lors qu’elle est, en réalité, la conséquence desdits manquements de l’employeur. |
48 | Partant, dans une situation telle que celle en cause au principal, il y a lieu de considérer que les travailleurs qui prennent acte de la rupture de leur contrat de travail se trouvent dans une situation comparable à celle dans laquelle se trouvent les travailleurs dont les contrats ont pris fin à l’initiative de l’administrateur judiciaire, du mandataire liquidateur ou de l’employeur concerné. » |
Cet arrêt a conduit la Cour de cassation à revoir sa position.
Le revirement de la Cour de cassation
Dans deux arrêts du 8 janvier 2025, la Cour de cassation aligne sa jurisprudence sur les exigences de la jurisprudence communautaire.
- Dans l’hypothèse d’une prise d’acte de la rupture :
Dans la première affaire (N°20-18484), un salarié avait pris acte de la rupture de son contrat pendant la période d’observation suivant le redressement judiciaire.
La Cour de cassation a jugé que l’AGS devait garantir les créances résultant de cette rupture dès lors qu’elle était justifiée par des manquements graves de l’employeur et qu’elle intervenait pendant une période visée à l’article L.3253-8 du Code du travail.
- Dans l’hypothèse d’une résiliation judiciaire :
Dans la seconde affaire (N°23-11417), la résiliation judiciaire prononcée aux torts de l’employeur pendant la période couverte par l’AGS a également été reconnue comme ouvrant droit à cette garantie.
La Cour de cassation a confirmé que l’AGS devait couvrir les créances issues de cette rupture, considérée comme équivalente à un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Ce revirement met fin à une inégalité de traitement entre les salariés selon l’auteur de la rupture du contrat de travail.
Désormais, les créances salariales résultant de ruptures prononcées en raison de manquements graves de l’employeur bénéficient de la garantie AGS, renforçant ainsi les droits des salariés en cas de défaillance de leur entreprise.
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