La Cour de cassation vient d’opérer un revirement de jurisprudence sur le temps de trajet des salariés itinérants.
Sous l’influence de la CJUE, par un arrêt en date du 23 novembre 2022 (N°20-21.924), la Chambre sociale considère désormais que le temps nécessaire pour se rendre chez son premier client puis pour regagner son domicile en fin de journée peut s’analyser comme un temps de travail effectif.
Dans l’affaire jugée, la Cour constate que pendant son trajet le salarié est à la disposition de l’employeur, tenu de contacter par téléphone des clients ou de gérer des tâches administratives (réservations de rendez-vous, reporting auprès de sa hiérarchie ou des assistantes).
Le régime légal du temps de trajet ne permet plus d’écarter la notion de temps de travail effectif, la Cour de cassation abandonnant la solution dégagée en 2018 qui constituait au regard de la jurisprudence communautaire une exception française.

 

 

    

Par Camille Josse

 

 

Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas du temps de travail effectif.

 

Toutefois, s’il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il doit faire l’objet d’une contrepartie, soit sous forme de repos, soit sous une forme financière (Article L.3121-4 du Code du travail).

 

La question du dépassement du temps de trajet habituel pour les salariés itinérants qui travaillent chez des clients est récurrente.

 

Sur cette problématique spécifique, dans un arrêt du 30 mai 2018 (N°16-20.634), la Cour de cassation avait dégagé les principes suivants :

 

  • Le temps consacré par les salariés itinérants à leurs déplacements entre plusieurs sites d’intervention d’une même journée de travail est rémunéré comme du temps de travail effectif ;

 

  • Le temps de déplacement quotidien entre le domicile et les sites du premier et dernier client n’est pas payé en temps de travail effectif, mais doit faire l’objet d’une contrepartie quand il dépasse le temps normal de trajet.

 

Cette jurisprudence n’était pas alignée avec celle de la CJUE qui qualifie, en application de la directive relative à l’aménagement du temps de travail (N° 2003/88/CE du 4 novembre 2003), de temps de travail « le temps de déplacement que les salariés sans lieu de travail fixe consacrent à leurs déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier client » (CJUE 10 septembre 2015, aff. Tyco, C-266/14, § 46).

 

La CJUE ayant considéré en 2021 que « les États membres ne sauraient déterminer unilatéralement la portée des notions de « temps de travail » et de « période de repos », en subordonnant à quelque condition ou à quelque restriction que ce soit le droit, reconnu directement aux travailleurs par cette directive, à ce que les périodes de travail et, corrélativement, celles de repos soient dûment prises en compte » (CJUE 9 mars 2021, aff. DJ c/ Radiotelevizija Slovenija, C-344/19, § 30), la position de la Chambre sociale adoptée en 2018 devenait difficilement tenable.

 

 

Les faits

 

Un salarié attaché commercial itinérant se rendait chez ses clients à l’aide du véhicule mis à disposition par son employeur sur un large secteur géographique constitué de 7 départements du Grand Ouest, éloigné de son domicile.

 

Au cours de ses trajets automobiles, ce salarié exerçait ses fonctions commerciales habituelles à l’aide de son téléphone professionnel en kit main libre.

 

Il soutenait ainsi que pendant ses trajets, notamment avant de se rendre chez son 1er client de la journée ou lors du trajet de retour après la visite de son dernier client, il devait être mesure de fixer des rendez-vous, répondre à ses divers interlocuteurs, clients, assistantes et techniciens et était parfois contraint, à la fin d’une journée de déplacement, à réserver une chambre d’hôtel afin de pouvoir reprendre le lendemain le cours des visites programmées.

 

La Cour d’appel saisie lui avait alloué diverses sommes à titre de rappel d’heures supplémentaires et d’indemnité légale forfaitaire pour travail dissimulé, prenant en compte les temps de déplacement du salarié pour se rendre sur les lieux d’exécution du contrat de travail.

 

L’employeur a formé un pourvoi, soutenant au visa de l’article L.3121-4 du Code du travail, que ce temps de déplacement professionnel n’était pas du temps de travail effectif et n’ouvrait pas droit à rémunération.

 

 

La position de la Cour de cassation

 

La Chambre sociale rejette le pourvoi et donne raison à la juridiction d’appel.

 

Ce faisant, elle abandonne l’exception française résultant de sa jurisprudence de 2018 sur la notion de temps de travail effectif des salariés itinérants et prend en compte les décisions de la CJUE de 2015 et 2021 (précitées).

 

La motivation (très didactique) de la Cour est la suivante :

 


 

  1. Cependant, dans l’arrêt du 9 mars 2021 (Radiotelevizija Slovenija, C-344/19), la Cour de justice de l’Union européenne retient que les notions de « temps de travail » et de « période de repos » constituent des notions de droit de l’Union qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de la directive 2003/88/CE. En effet, seule une telle interprétation autonome est de nature à assurer à cette directive sa pleine efficacité ainsi qu’une application uniforme de ces notions dans l’ensemble des États membres (point 30). La Cour de justice de l’Union européenne précise que malgré la référence faite aux « législations et/ou pratiques nationales » à l’article 2 de la directive 2003/88/CE, les États membres ne sauraient déterminer unilatéralement la portée des notions de « temps de travail » et de « période de repos », en subordonnant à quelque condition ou restriction que ce soit le droit, reconnu directement aux travailleurs par cette directive, à ce que les périodes de travail et, corrélativement, celles de repos soient dûment prises en compte. Toute autre interprétation tiendrait en échec l’effet utile de la directive 2003/88/CE et méconnaîtrait sa finalité (point 31).

 

  1. Eu égard à l’obligation d’interprétation des articles L.3121-1 et L.3121-4 du code du travail à la lumière de la directive 2003/88/CE, il y a donc lieu de juger désormais que, lorsque les temps de déplacements accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif telle qu’elle est fixée par l’article L. 3121-1 du code du travail, ces temps ne relèvent pas du champ d’application de l’article L. 3121-4 du même code.

 

  1. La cour d’appel a constaté que le salarié, qui soutenait, sans être contredit sur ce point par l’employeur, qu’il devait en conduisant, pendant ses déplacements, grâce à son téléphone portable professionnel et son kit main libre intégré dans le véhicule mis à sa disposition par la société, être en mesure de fixer des rendez-vous, d’appeler et de répondre à ses divers interlocuteurs, clients, directeur commercial, assistantes et techniciens, exerçait des fonctions de  »technico-commercial » itinérant, ne se rendait que de façon occasionnelle au siège de l’entreprise pour l’exercice de sa prestation de travail et disposait d’un véhicule de société pour intervenir auprès des clients de l’entreprise répartis sur sept départements du Grand Ouest éloignés de son domicile, ce qui le conduisait, parfois, à la fin d’une journée de déplacement professionnel, à réserver une chambre d’hôtel afin de pourvoir reprendre, le lendemain, le cours des visites programmées.

 

  1. Elle a ainsi fait ressortir que, pendant les temps de trajet ou de déplacement entre son domicile et les premier et dernier clients, le salarié devait se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles.

 

  1. Elle a décidé à bon droit que ces temps devaient être intégrés dans son temps de travail effectif et rémunérés comme tel.

 


 

 

Pour ce salarié qui travaillait dans sa voiture lors de ses trajets, sans que l’employeur ne le conteste, ces temps de déplacement pour se rendre chez son 1er client et pour repartir de chez son dernier client constituaient du temps de travail effectif au sens de l’article L.3121-1 du Code du travail et devait être rémunéré comme tel.

 

Ce temps de travail effectif générant un dépassement de la durée du travail du salarié, ce dernier pouvait ainsi réclamer le paiement d’heures supplémentaires.

 

 

Pour lire le Communiqué de la Cour de cassation : cliquez ici