Dans un arrêt remarqué du 9 novembre 2022 (N°21-85.655), la Chambre criminelle maintient sa position consistant à juger que la durée excessive d’une instruction judiciaire n’entraîne pas, par principe, son invalidation complète alors même que chacun des actes de procédure qui la constitue est intrinsèquement régulier.
Comme pour atténuer cette solution critiquée en doctrine et par plusieurs juridictions du fond, la Cour de cassation rappelle que cette durée excessive peut en revanche avoir des conséquences sur la valeur des preuves figurant au dossier, ainsi que sur le choix de la sanction, s’agissant du quantum et du régime de la peine prononcée.
Par un arrêt particulièrement motivé, la Cour de cassation persiste donc à sauver les procédures pénales enlisées à l’instruction (pour ne pas dire paralysées), en jugeant que le dépassement du délai raisonnable est sans incidence sur la validité de la procédure.
L’affaire dite de la « Chaufferie de La Défense », relative à des faits de corruption, de faux et usage de faux et d’abus de biens sociaux a donc permis à la Cour de cassation de rendre une décision très attendue sur les effets du dépassement du délai raisonnable sur la régularité de la procédure d’instruction ayant duré … 17 ans !
Les faits
L’information judiciaire avait été ouverte en juin 2002, portant sur le versement de commissions occultes entre juin 2001 et janvier 2002.
Plusieurs réquisitoires supplétifs ont été délivrés entre 2004 et 2005, avant qu’une jonction de procédure n’intervienne avec une autre information judiciaire ouverte en 2003.
Six personnes ont été mises en examen dans le cadre de cette procédure.
A l’issue de l’instruction, le renvoi des prévenus devant le Tribunal Correctionnel a été ordonné le 7 novembre 2019.
Le Tribunal Correctionnel, par jugement du 11 janvier 2021, a annulé l’ensemble de la procédure d’enquête et d’instruction, retenant la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable.
La Cour d’Appel saisie a prononcé une annulation partielle des poursuites, sur le volet de la corruption, par un arrêt en date du 15 septembre 2021, en raison des conséquences de la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable, compte tenu :
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- de l’âge avancé de la plupart des prévenus qui n’étaient plus en capacité physique et intellectuelle de participer à leur procès, de suivre les débats et de les commenter, de vérifier l’exactitude de leurs moyens de défense (l’un des prévenus avait 99 ans, l’autre 80 ans et souffrait de la maladie de Parkinson…),
- du décès en 2019 du principal protagoniste de l’affaire,
- du fait que ces manquements ne pouvaient être compensés par la représentation des prévenus par leur avocat à l’audience.
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La motivation (remarquable) de la décision des juges d’appel marquait nettement le rejet de ces instructions « interminables » ne pouvant qu’accoucher de procès dénués de tout caractère équitable :
« La Cour considère après avoir constaté que la procédure qui lui est soumise relative aux faits en relation avec le volet corruption viole la norme d’un délai raisonnable et porte atteinte de façon irrémédiable à l’ensemble des principes de fonctionnement de la justice pénale, notamment le respect des droits de la défense et des règles d’administration de la preuve, qu’elle ne peut participer elle-même à cette violation en laissant se poursuivre le procès dépourvu de tout caractère équitable ».
Le Procureur Général a formé un pourvoi contre cet arrêt et soutenu que :
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- La méconnaissance de la recommandation énoncée à l’article préliminaire du Code de procédure pénale relative au respect d’un délai raisonnable pour statuer sur l’accusation d’une personne :
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- ne porte pas nécessairement atteinte aux principes de fonctionnement de la justice pénale et aux droits de la défense,
- ne compromet pas irrémédiablement l’équité du procès et l’équilibre des droits des parties,
- est, en tout état de cause, sans incidence directe sur la validité des procédures.
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- La méconnaissance de la recommandation énoncée à l’article préliminaire du Code de procédure pénale relative au respect d’un délai raisonnable pour statuer sur l’accusation d’une personne :
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- L’impossibilité pour la Cour d’appel d’interroger personnellement des témoins à charge ou des coprévenus ou de permettre aux parties de les interroger ou de les faire interroger :
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- n’est pas de nature à entraîner la nullité de la procédure
- ne porte pas nécessairement atteinte au respect des droits de la défense.
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- L’impossibilité pour la Cour d’appel d’interroger personnellement des témoins à charge ou des coprévenus ou de permettre aux parties de les interroger ou de les faire interroger :
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La position de la Cour de cassation
La Cour donne raison au Parquet Général et décide que :
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- Le délai objectivement déraisonnable de la phase d’instruction judiciaire ne porte pas atteinte, en lui-même, aux droits de la défense,
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- D’autres garanties procédurales permettent en effet de préserver les droits des parties lors de la phase de jugement.
L’arrêt est particulièrement motivé (27 points énoncés !) et le raisonnement de la Chambre criminelle parait d’une logique relativement implacable pour contourner l’obstacle du droit à être jugé dans un délai raisonnable énoncé par l’article 6 § 1 de la CEDH (« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (…) ») et par l’article Préliminaire du Code de procédure pénale (« Il doit être définitivement statué sur l’accusation dont cette personne fait l’objet dans un délai raisonnable. »).
La Cour rappelle d’abord que ce droit trouve son assise dans la nécessité de veiller à ce qu’un accusé ne demeure pas trop longtemps dans l’incertitude de la solution réservée à l’accusation pénale qui sera portée contre lui (CEDH, 8 juillet 2008, Kart c. Turquie, n°8917/05).
Ensuite, sur les conséquences du dépassement du délai raisonnable sur la validité de la procédure, la Cour rappelle qu’elle juge de manière constante que le dépassement du délai raisonnable défini à l’article 6 § 1 précité est sans incidence sur la validité de la procédure et que ce dépassement ne saurait conduire à son annulation, en citant deux arrêts pour borner sa jurisprudence :
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- Crim., 3 février 1993, N°92-83.443
- Ass. Plénière, 4 juin 2021, N°21-81.656
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Enfin, la Chambre criminelle passe au crible les normes applicables en matière de « durée raisonnable » pour être jugé pour rappeler le principe selon lequel la durée excessive d’une procédure ne peut aboutir à son invalidation complète, alors que chacun des actes qui la constitue est intrinsèquement régulier, et que ces règles ne méconnaissent aucun principe conventionnel :
- Il résulte du paragraphe 9 que le droit à être jugé dans un délai raisonnable protège les seuls intérêts des personnes concernées par la procédure en cours. La méconnaissance de ce droit ne constitue donc pas la violation d’une règle d’ordre public. Elle ne constitue pas davantage la violation d’une règle de forme prescrite par la loi à peine de nullité, ni l’inobservation d’une formalité substantielle au sens de l’article 802 du Code de procédure pénale. En effet, elle ne compromet pas en elle-même les droits de la défense, ses éventuelles conséquences sur l’exercice de ces droits devant en revanche être prises en compte au stade du jugement au fond, dans les conditions indiquées aux paragraphes 23 à 26.
- Au demeurant, en cas d’information préparatoire, l’article 385 du Code de procédure pénale prévoit que, lorsque la juridiction est saisie par l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel du juge d’instruction, les parties sont irrecevables à invoquer devant la juridiction de jugement des exceptions de nullité de la procédure antérieure, dès lors que ladite ordonnance purge les vices de la procédure en application de l’article 179 alinéa 6, du même Code (Cass. Crim., 26 mai 2010, N°10-81.839). En vertu du même texte, les juridictions de jugement, lorsqu’elles constatent une irrégularité de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, n’ont pas qualité pour l’annuler mais peuvent seulement renvoyer l’affaire au ministère public pour saisine du juge d’instruction aux fins de régularisation de cet acte (Cass. Crim., 13 juin 2019, pourvoi N°19-82.326).
- Enfin, la durée excessive d’une procédure ne peut aboutir à son invalidation complète, alors que chacun des actes qui la constitue est intrinsèquement régulier.
- Ces règles ne méconnaissent aucun principe conventionnel.
- En effet, la Cour européenne des droits de l’homme juge que les recours dont un justiciable dispose au plan interne pour se plaindre de la durée d’une procédure sont effectifs au sens de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors qu’ils permettent soit de faire intervenir plus tôt la décision des juridictions saisies, soit de fournir au justiciable une réparation adéquate pour les retards déjà accusés (CEDH, 24 janvier 2017, Hiernaux c. Belgique, n°28022/15).
- Elle n’a jamais estimé qu’une méconnaissance du droit d’être jugé dans un délai raisonnable constituait une atteinte aux droits de la défense.
La Cour de cassation rappelle ensuite que les parties à l’instruction disposent de garanties :
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- Elles peuvent influer elles-mêmes sur la durée de la procédure, en demandant que des investigations soient menées ou que l’information judiciaire soit clôturée.
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- Elles peuvent obtenir réparation en engageant la responsabilité de l’État au titre d’un fonctionnement défectueux du service public de la justice.
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- Tout d’abord, au stade de l’information, les articles 221-1 à 221-3 du Code de procédure pénale permettent aux parties, sous certaines conditions, et au président de la chambre de l’instruction qui, en vertu de l’article 220 du même Code, s’emploie à ce que les procédures ne subissent aucun retard injustifié, de saisir cette juridiction, qui, après évocation, peut poursuivre elle-même l’information, ou la clôturer ou la confier à un autre juge d’instruction
- Ensuite, en vertu de l’article 175-1 du même Code, une partie peut demander au juge d’instruction la clôture de l’information.
- Enfin, l’article L.141-1 du Code de l’organisation judiciaire prévoit la possibilité, pour la partie concernée, d’engager la responsabilité de l’Etat à raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice, en particulier en cas de dépassement du délai raisonnable (Cass. Civ., 4 novembre 2010, pourvoi N°09-69.955).
Sur cette base, la Chambre criminelle réaffirme sa jurisprudence et rappelle qu’il appartient alors au juge répressif de prendre en compte le caractère excessif de la durée de la procédure.
- Il se déduit de l’ensemble de ces éléments que doit être maintenu le principe selon lequel la méconnaissance du délai raisonnable et ses éventuelles conséquences sur les droits de la défense sont sans incidence sur la validité des procédures.
- Par conséquent, la juridiction de jugement qui constate le caractère excessif de la durée de la procédure ne peut se dispenser d’examiner l’affaire sur le fond. Dans cet office, elle dispose de plusieurs voies de droit lui permettant de prendre cette situation en compte.
Pour finir, la Cour donne le mode d’emploi pour juger ces dossiers d’information judiciaire interminables :
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- Il convient de prendre en compte l’éventuel dépérissement des preuves et l’impossibilité qui pourrait en résulter, pour les parties, d’en discuter la valeur et la portée.
- Il est possible de mettre en œuvre, si nécessaire, l’article 10 du Code de procédure pénale, qui garantit les droits des victimes, lorsque l’état de santé du prévenu s’est détérioré depuis les faits, rendant impossible sa comparution personnelle dans des conditions lui permettant de se défendre.
- Il est nécessaire de prendre en compte les éventuelles conséquences du dépassement du délai raisonnable, pour déterminer la peine qu’elle prononce et notamment recourir à la dispense de peine.
- Tout d’abord, il lui appartient, en application de l’article 427 du code de procédure pénale, d’apprécier la valeur probante des éléments de preuve qui lui sont soumis et sont débattus contradictoirement devant elle. Elle doit, à ce titre, prendre en considération l’éventuel dépérissement des preuves imputable au temps écoulé depuis la date des faits, et l’impossibilité qui pourrait en résulter, pour les parties, d’en discuter la valeur et la portée. Ainsi, elle doit appliquer le principe conventionnel selon lequel une condamnation ne peut être prononcée sur le fondement d’un unique témoignage émanant d’un témoin auquel le prévenu n’a jamais été confronté malgré ses demandes. Le dépérissement des preuves peut, le cas échéant, conduire à une décision de relaxe
- Ensuite, selon le dernier alinéa de l’article 10 du Code de procédure pénale, en présence de parties civiles, lorsqu’il constate que l’état mental ou physique du prévenu rend durablement impossible sa comparution personnelle dans des conditions lui permettant d’exercer sa défense, le juge peut, d’office ou à la demande des parties, décider, après avoir ordonné une expertise permettant de constater cette impossibilité, qu’il sera tenu une audience pour statuer uniquement sur l’action civile, après avoir constaté la suspension de l’action publique et sursis à statuer sur celle-ci.
- Enfin, dans le cadre de l’application des critères de l’article 132-1 du Code pénal, le juge peut déterminer la nature, le quantum et le régime des peines qu’il prononce en prenant en compte les éventuelles conséquences du dépassement du délai raisonnable et, le cas échéant, prononcer une dispense de peine s’il constate que les conditions de l’article 132-59 du Code pénal sont remplies.
Sur la base de ce raisonnement et de ce mode d’emploi destiné à juger « coûte que coûte », la Cour de cassation désapprouve totalement les juges d’appel dans des attendus cinglants :
- En prononçant ainsi, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés et le principe rappelé au paragraphe 22.
- D’une part, elle a déduit faussement de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article préliminaire du code de procédure pénale qu’elle devait annuler les poursuites.
- D’autre part, elle n’a pas statué sur le bien-fondé de la prévention au regard des éléments qui lui étaient soumis conformément à l’article 427 du Code de procédure pénale.
- La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Le procès devant résulter d’une instruction interminable est ainsi sauvé… à la mode du quoi qu’il en coûte, notamment par la tenue d’un simulacre de procès équitable auquel doivent se prêter les juges du fond, quitte à prononcer des dispenses de peines…
Plusieurs commentateurs ont pu légitimement soutenir que la Cour de cassation avait ainsi raté une belle occasion de revenir sur sa position « jusqu’au-boutiste » pour sauver ces procédures pénales sinistrées.
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