À ce jour, malgré le développement foudroyant de l’Intelligence Artificielle (IA) dans l’environnement informatique, la jurisprudence reste encore embryonnaire quant à la place et au rôle du Comité social et économique (CSE) face à l’introduction de cette technologie dans les entreprises.
Ainsi, une ordonnance de référé rendue par le Tribunal Judiciaire de Nanterre le 14 février 2025 (N° RG : 24/01457) a retenu l’attention des praticiens.
Dans cette affaire, la juridiction a considéré que la mise en œuvre d’outils intégrant des procédés d’IA constitue une modification importante des technologies de traitement de l’information, de nature à impacter les conditions de travail des salariés.
Elle a, en conséquence, enjoint à l’employeur de suspendre son projet de déploiement de nouvelles applications informatiques reposant sur l’IA, tant que la procédure d’information-consultation du CSE ne serait pas menée à son terme.

 

 

Par Hugues Wedrychowski

 

 

Le contexte juridique

 

Dans une entreprise d’au moins 50 salariés, l’employeur doit consulter le CSE sur l’introduction de nouvelles technologies en application de l’article L.2312-8 du Code du travail.

 

Deux interrogations se posent :

 

    • Que recouvre la notion de « nouvelles technologies » ?
    • A quel stade l’employeur doit-il consulter le CSE ?

 

S’agissant de la première interrogation, il ne fait aucun doute que le déploiement, au sein de l’entreprise, d’outils recourant à des procédés d’intelligence artificielle constitue l’introduction d’une nouvelle technologie.

 

Ce sujet s’inscrit dans le champ des attributions générales du CSE définies à l’article L.2312-8 du Code du travail.

 

Celui-ci prévoit que le Comité est informé et consulté sur « les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise », notamment sur « l’introduction de nouvelles technologies ».

 

Selon une jurisprudence constante, une technologie est considérée comme nouvelle dès lors qu’elle n’est pas encore utilisée dans l’entreprise, quand bien même elle serait largement répandue dans le secteur d’activité ou dans l’économie en général (Cass. Soc. 28 octobre 1996, N°94-15.914).

 

Quant à la seconde interrogation relative au moment de la consultation, l’article L.2312-14 du Code du travail impose que le CSE soit consulté en amont, c’est-à-dire dès le stade du projet d’introduction de la technologie.

 

Dans le cadre d’un tel projet, le CSE peut recourir à un expert habilité (Article L.2315-94 CT), par exemple, en cas d’introduction d’un logiciel basé sur l’intelligence artificielle.

 

L’employeur est ainsi tenu de fournir une information précise, complète et loyale permettant au CSE de rendre un avis éclairé.

 

L’employeur ne peut procéder à sa mise en œuvre qu’après recueil de l’avis du CSE.

 

À défaut, la consultation serait privée d’effet utile, et partant, considérée comme irrégulière.

 

C’est précisément sur ce point que le tribunal judiciaire de Nanterre a eu l’occasion de se prononcer.

 

 

Les circonstances de l’affaire

 

Une société d’assurance (Metlife France) a présenté à son CSE un projet de déploiement de nouvelles applications informatiques (Finovox (lutte contre la fraude documentaire), Synthesia (IA générative vidéo), Notify AI (IA CRM), Semji (IA générative textes et images) et MetIQ, un ChatGPT interne) mettant en œuvre des procédés d’intelligence artificielle en janvier 2024.

 

Le CSE a demandé à plusieurs reprises l’ouverture d’une procédure de consultation sur l’introduction de ces nouvelles applications, en application de l’article L.2312-8 du Code du travail.

 

Face à l’inertie de l’employeur sur ce point, le CSE a assigné en juin 2024 l’entreprise devant le Juge des référés à l’effet d’obtenir l’ouverture d’une procédure de consultation et la suspension de la mise en place des nouveaux outils.

 

En septembre 2024, la direction a engagé la procédure de consultation de son CSE.

 

Pour autant, en novembre 2024, le CSE a saisi le président du Tribunal judiciaire suivant la procédure accélérée au fond pour obtenir la suspension du projet de mise en place des outils d’intelligence artificielle.

 

Le CSE soutenait que les applications informatiques avaient en réalité été mises en œuvre par l’employeur sans attendre la délivrance de son avis, ce qui constituait un trouble manifestement illicite et une entrave à ses prérogatives.

 

En défense, l’entreprise soutenait essentiellement que les outils informatiques litigieux étaient encore en cours d’expérimentation et n’avaient pas encore été déployés effectivement.

 

L’entreprise a précisé que ces débuts de déploiement correspondaient à des « phases pilotes » et qu’aucun de ces outils n’était considéré en production.

 

 

La décision du Tribunal judiciaire

 

Le Tribunal écarte l’argumentation de l’employeur et fait droit à la demande du CSE.

 

La décision rappelle qu’en application du Code du travail, l’employeur ne peut mettre en œuvre un projet soumis à consultation qu’après que le CSE a rendu son avis.

 

En l’espèce, il a été constaté que plusieurs des outils informatiques intégrant de l’intelligence artificielle faisaient déjà l’objet, depuis plusieurs mois, d’une phase pilote.

 

Cette phase impliquait, au moins partiellement, l’utilisation effective de ces outils par l’ensemble des salariés relevant des directions des opérations et de la communication.

 

Sur ce point du débat, la « réversibilité » du projet a été mise en question, ainsi que son impact sur les conditions de travail compte tenu de l’utilisation effective par un grand nombre de salariés.

 

Le tribunal choisit d’écarter la qualification d’expérimentation préparatoire, en jugeant que cette phase ne pouvait être assimilée à une simple démarche visant à affiner un projet en vue de sa présentation au CSE.

 

Il estime, au contraire, qu’il s’agissait d’un commencement de mise en œuvre des applications visées par la procédure de consultation.

 

Dès lors, le déploiement anticipé des outils, en l’absence d’avis préalable du CSE, constitue selon lui un trouble manifestement illicite.

 

Le tribunal ordonne en conséquence la suspension immédiate du projet jusqu’à la clôture de la consultation, assortie d’une astreinte de 1.000 € par infraction constatée pendant une durée de 90 jours.

 

 

Certes, cette décision n’a pas la portée d’un arrêt de Cour d’appel ou de la Cour de cassation.

 

Rendue en référé, son effet est par nature provisoire et circonstancié.

 

Néanmoins, elle offre un exemple éclairant des problématiques juridiques émergentes liées à l’introduction de l’intelligence artificielle dans les processus de gestion et de production des entreprises.

 

Elle rappelle notamment l’obligation pour l’employeur d’associer le CSE à toute évolution technologique susceptible d’avoir une incidence sur l’organisation ou les conditions de travail, conformément aux articles L.2312-8 et suivants du Code du travail.

 

Cette décision est aussi l’occasion de rappeler aux employeurs qu’il est urgent de maîtriser les nouvelles obligations issues de l’IA Act et de faire de cette évolution technologique une opportunité de dialogue social.

 

 

Pour lire la décision du Tribunal en intégralité : Ordonnance Référé NANTERRE_Consultation CSE introduction IA dans entreprise