Durant le 2nd semestre 2020, malgré les circonstances particulières, la Cour de cassation a poursuivi son office et rendu plusieurs arrêts remarqués. Nous continuons la revue de ces arrêts topiques de l’année 2020 portant sur l’exécution du contrat de travail et sa rupture, ainsi que sur les libertés et droits fondamentaux du salarié dans l’entreprise.
Par Hugues Wedrychowski et Camille Josse
8°/ Le port d’une barbe et les restrictions possibles des libertés et droits fondamentaux
Arrêt du 8 juillet 2020, N°18-23.743
Par cet arrêt, la Chambre sociale poursuit l’élaboration de sa jurisprudence relative aux libertés et droits fondamentaux du salarié dans l’entreprise.
Dans cette affaire, un salarié, consultant sûreté au sein d’une Société de sécurité et de défense pour des gouvernements, ONG ou entreprises privées, avait été licencié pour faute grave, son employeur lui reprochant, lors d’une mission réalisée au Yémen, le port d’une barbe « taillée d’une manière volontairement signifiante aux doubles plans religieux et politique qui ne pouvait être comprise que comme une provocation » par le client et susceptible de compromettre la sécurité de ses collègues sur place.
Avant de valider le raisonnement des juges d’appel qui avaient jugé le licenciement discriminatoire en application de l’article L.1132-4 du Code du travail, la Chambre sociale procède à deux rappels importants.
D’abord, celle de la solution issue de son arrêt de principe du 22 novembre 2017 (Aff. Micropole Univers, N°13-19.855), selon laquelle « les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché ».
Ensuite, au visa de l’article L.1321-3-2° du Code du travail relatif aux dispositions du règlement intérieur de l’entreprise, que l’employeur :
- investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié,
- peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service,
- une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail,
- dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.
Appliqué au cas de l’entreprise concernée, la Cour de cassation retient d’abord qu’aucune clause de neutralité ne figurait dans le règlement intérieur ou dans une note de service.
Dès lors, l’interdiction faite au salarié du port d’une barbe qui manifesterait des convictions religieuses et politiques et l’injonction faite par l’employeur de revenir à une apparence considérée par ce dernier comme « plus neutre », caractérisaient une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses et politiques du salarié.
Dès lors, seule une « exigence professionnelle et déterminante » (au sens de l’article 4 § 1 de la Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail) permettant de déroger au principe de non-discrimination, était susceptible en l’espèce de justifier le licenciement pour faute prononcé par l’employeur.
Reprenant la définition de cette notion d’exigence professionnelle et déterminante issue de la jurisprudence de la CJUE (CJUE, 14 mars 2017, Micropole Univers, C-188/15) la Chambre sociale rappelle :
- qu’elle correspond à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause,
- sans qu’elle puisse couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.
Dans cette logique, les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une exigence professionnelle et déterminante au sens de l’article 4 § 1 susvisé.
En revanche, la Cour de cassation rappelle que l’objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier, en application de ces mêmes dispositions, des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et, par suite, permet à l’employeur d’imposer aux salariés une apparence neutre lorsque celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif, ce qu’il lui appartient de démontrer.
Dans l’espèce soumise, la Cour d’appel avait constaté que l’employeur ne justifiait pas des risques invoqués de sécurité spécifiques liés au port de la barbe dans le cadre de l’exécution de la mission du salarié, de nature à constituer une justification à une atteinte proportionnée aux libertés de ce dernier.
La Cour d’appel est dès lors approuvée d’avoir jugé que le licenciement du salarié reposait, au moins pour partie, sur le motif discriminatoire pris de ce que l’employeur considérait comme l’expression par l’intéressé de ses convictions politiques ou religieuses au travers du port de sa barbe.
9°/ Dénonciation de faits de harcèlement moral et mauvaise foi
Arrêt du 16 septembre 2020, N°18-26.696
La Cour de cassation juge de manière constante que le salarié qui révèle ou relate des faits de harcèlement moral ne peut pas être licencié pour ce motif.
Seule la mauvaise foi caractérisée du salarié met fin à cette immunité (Arrêt du 19 octobre 2011, N°10-16.444).
Dans cette décision, la Chambre sociale rappelle ce principe énonçant que la mauvaise foi « ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu’il dénonce ».
Par ailleurs, la Cour précise que l’absence éventuelle de mention expresse de la mauvaise foi du salarié dans la lettre de licenciement n’est pas exclusive de la caractérisation ultérieure de cette mauvaise foi, laquelle peut être alléguée par l’employeur devant le juge.
Ainsi, l’employeur peut faire la démonstration de mauvaise foi du salarié devant le juge, même s’il ne l’a pas expressément invoquée dans la lettre de licenciement.
10°/ Offre de contrat de travail et conditions de rétractation
Arrêt du 23 septembre 2020, N°18-22.188
Dans cet arrêt, la Cour de cassation fournit une première illustration des principes dégagés dans ses arrêts fondateurs du 21 septembre 2017 distinguant l’offre de contrat travail de la promesse unilatérale de contrat de travail (voir notre article sur le sujet), en qualifiant une offre de contrat et tirant les conséquences du non-respect de celle-ci.
Un candidat, sur la base d’un échange de plusieurs courriels, soutenait avoir été engagé en qualité d’entraîneur principal d’une équipe de rugby pour une durée de 24 mois.
Le club concerné n’ayant pas donné de suite aux échanges, le candidat avait saisi la juridiction prud’homale pour obtenir sa condamnation au paiement d’une indemnité pour rupture anticipée abusive de son CDD et obtenir le paiement des salaires dus pour la durée d’engagement prévue.
La Cour de cassation valide le raisonnement des juges qui ont condamné le club au versement de dommages intérêts équivalents aux salaires qui auraient dû être versés, considérant que :
- les courriels du club précisaient l’emploi, la rémunération, la période d’engagement envisagée et donc la date d’entrée en fonction du candidat, ce qui constituait une offre de contrat de travail,
- cette offre de contrat avait été acceptée par l’intéressé par un courriel le jour même,
- de sorte que les parties étaient liées par un CDD que le club ne pouvait plus remettre en cause.
11°/ Droit à la preuve de l’employeur et production d’extraits d’un compte Facebook
Arrêt du 30 septembre 2020, N°19-12.058
Dans cet, la Cour de cassation affirme que le « droit à la preuve » peut justifier la production en justice d’éléments extraits du compte privé Facebook d’un salarié portant atteinte à sa vie privée, à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
La Chambre sociale rappelle d’abord que la production en justice par l’employeur d’une photographie extraite du compte privé Facebook de la salariée, auquel il n’était pas autorisé à accéder, et d’éléments d’identification des amis destinataires de cette publication, constituent une atteinte à la vie privée de la salariée.
Mais, dans la mesure où cette production d’éléments était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l’intérêt légitime de l’employeur à la confidentialité de ses affaires, la Cour de cassation valide le raisonnement de la Cour d’appel qui retenu ces éléments de preuve pour établir un grief de divulgation par la salariée d’une information confidentielle.
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12°/ Licenciement pour inaptitude et consultation préalable des représentants du personnel
Deux arrêts du 30 septembre 2020, N°19-11.974 et N°19-16.488
Dans le 1er arrêt, la Cour de cassation décide qu’un licenciement pour inaptitude physique d’un salarié victime d’une maladie d’origine non professionnelle est sans cause réelle et sérieuse si l’employeur n’a pas consulté préalablement les représentants du personnel dans le cadre de son obligation de reclassement.
Au visa des articles L.1226-2 et L.1226-2-1, dans leur rédaction issue de la loi dite Travail du 8 août 2016, la Cour de cassation décide que la méconnaissance des dispositions relatives au reclassement du salarié déclaré inapte consécutivement à un accident non professionnel ou une maladie, dont celle imposant à l’employeur de consulter les délégués du personnel, prive le licenciement de cause réelle et sérieuse.
Si les dispositions précitées ont été modifiées par les ordonnances du 22 septembre et 20 décembre 2017 (pour tenir compte de la mise en place du CSE), la solution dégagée par la Cour de cassation s’applique pour la procédure de consultation préalable du CSE.
Dans le 2nd arrêt, la Cour de cassation rappelle que la consultation des représentants du personnel est une étape impérative de la procédure de reclassement d’un salarié physiquement inapte, même lorsqu’aucun poste n’est disponible ou susceptible d’être proposé au salarié concerné.
Dans cette espèce, l’employeur avait établi sur la base de son registre unique du personnel qu’aucun poste compatible avec les préconisations de la Médecine du travail n’était disponible dans l’entreprise.
Les représentants du personnel n’avaient donc pas été consultés sur le reclassement, avant la mise en œuvre de la procédure de licenciement.
La Cour d’appel avait donné raison à l’employeur en retenant que l’article L.1226-10 du Code du travail impose une consultation des représentants du personnel « avant toute proposition de reclassement ». Pour les juges d’appel, a contrario, si aucune proposition n’est possible, cette consultation préalable n’avait pas à être organisée.
La Cour de cassation censure cette décision en décidant dans le cadre d’une inaptitude consécutive à un accident du travail, il appartenait à l’employeur de consulter les Délégués du personnel (aujourd’hui le CSE) sur les possibilités de reclassement avant d’engager la procédure de licenciement.
En pratique, l’employeur aurait dû réunir les représentant du personnel pour les informer des préconisations du Médecin du travail et du résultat des recherches de reclassement effectuées, pour obtenir à l’issue de cette consultation le constat que le reclassement était impossible.
13°/ Faute de l’employeur à l’origine de la menace sur la compétitivité de l’entreprise et impact sur le licenciement pour motif économique
Arrêt du 4 novembre 2020, N°18-23.029
A nouveau, la Société Pages Jaunes donne l’occasion à la Cour de cassation de rendre un arrêt important en matière de licenciement pour motif économique, depuis les arrêts majeurs de 2006 sur la notion de « sauvegarde de compétitivité ».
Dans cette affaire, la Cour de cassation juge pour la 1ère fois qu’une faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise, rendant nécessaire sa réorganisation, peut priver de cause réelle et sérieuse les licenciements consécutifs à cette réorganisation.
La Chambre sociale décide toutefois qu’une « erreur éventuellement commise dans l’appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion ne caractérise pas à elle seule une telle faute ».
S’il n’appartient pas au Juge de s’immiscer et de se prononcer sur la cause du motif économique et en particulier de porter une appréciation sur les choix de gestion de l’employeur et leurs conséquences sur l’entreprise (Aff. SAT-SAGEM, Ass. Plénière, 8 décembre 2000, N°97-44.219), la Cour de cassation retient habituellement :
- que l’employeur ne peut se prévaloir d’une situation économique qui résulte d’une “attitude intentionnelle et frauduleuse” de sa part ou “d’une situation artificiellement créée résultant d’une attitude frauduleuse”
et
- qu’un licenciement pour motif économique peut être dépourvu de cause réelle et sérieuse lorsque les difficultés économique, même établies, sont imputables à la légèreté blâmable de l’employeur.
Cette solution a été étendue à l’hypothèse d’une cessation d’activité qui résulte de la liquidation judiciaire de l’entreprise dont l’origine est une faute de l’employeur (Arrêt du 8 juillet 2020, N°18-26.140).
Dans la présente affaire, la question posée à la Cour de cassation était de savoir si cette solution était transposable au motif économique constitue la réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise, la frontière avec les choix de gestion de l’employeur, sur lesquels le juge n’a pas à porter une appréciation, paraissant plus ténue en matière de réorganisation que de difficultés économiques.
Par cet arrêt, la Cour de cassation pose le principe selon lequel la faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise rendant nécessaire sa réorganisation est de nature à priver de cause réelle et sérieuse les licenciements consécutifs à cette réorganisation.
La Cour énonce toutefois que l’erreur éventuellement commise dans l’appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion ne caractérise pas à elle seule une telle faute.
Les arrêts attaqués sont ainsi censurés, la Cour d’appel ayant seulement caractérisé la faute de l’employeur par “des décisions de mise à disposition de liquidités empêchant ou limitant les investissements nécessaires, ces décisions pouvant être qualifiées de préjudiciables comme prises dans le seul intérêt de l’actionnaire”, en l’occurrence les remontées de dividendes de la société Pages jaunes vers la holding qui permettaient d’assurer le remboursement d’un emprunt du groupe résultant d’une opération d’achat avec effet levier (LBO).
La Chambre sociale reste ainsi attentive à ce que, sous couvert d’un contrôle de la faute, les juges du fond n’exercent pas un contrôle sur les choix de gestion de l’employeur.
14°/ Faute grave et circonstances vexatoires du licenciement
Arrêt du 16 décembre 2020, N°18-23.966
Même lorsqu’il est justifié par une faute grave du salarié, le licenciement peut causer à celui-ci, en raison des circonstances vexatoires qui l’ont accompagné, un préjudice dont il est fondé à demander réparation.
Une Cour d’appel, après avoir jugé que les faits reprochés justifiaient une rupture immédiate du contrat de travail pour faute grave, avait débouté le salarié de toutes ses demandes, notamment celle pour préjudice moral résultant des conditions vexatoire du licenciement.
La Cour de cassation censure cette décision et rappelle que le Juge doit examiner si licenciement a été entouré ou non de circonstances vexatoires pouvant causer au salarié un préjudice distinct de celui résultant de la perte de son emploi.
En l’espèce, le salarié reprochait à son employeur de s’être répandu en public sur les motifs du licenciement du salarié, en prétendant « qu’il prenait de la drogue et qu’il était un voleur ».