Les règles probatoires en matière de durée du travail reposent désormais sur un système de « preuve partagée ». L’évolution de la jurisprudence française, sous l’impulsion de celle de la CJUE, jusqu’à l’arrêt du 18 mars 2020 (N°18-10.919) est désormais stabilisée.
La pesée des éléments de preuve produits par chacune des parties ne repose plus sur la notion « d’étaiement » (le salarié devait auparavant étayer sa demande) mais sur celle de « présentation » d’éléments suffisamment précis quant aux heures de travail non rémunérées qui auraient été accomplies.
Pour autant, ce système de preuve partagée impose-t-il à l’employeur de produire des éléments de preuve nécessairement issus d’un système objectif, fiable et accessible de mesure du temps de travail effectué ?
La Chambre sociale répond pour la 1ère fois par la négative à cette question dans un arrêt du 7 février 2024 (22-15.842).
Cette décision se révèle particulièrement intéressante pour les employeurs pour se défendre dans le débat toujours très délicat des heures supplémentaires.

 

 

 

 

 

 

 

 

Par Philippe Suard

 

 

Les faits

 

Une salariée employée par un salon de coiffure avait saisi la juridiction prud’homale d’une demande de rappel d’heures supplémentaires.

 

La salariée produisait un tableau récapitulant ses heures, un décompte hebdomadaire et deux témoignages.

 

En défense, l’employeur communiquait :

 

  • les bulletins de paie montrant le paiement d’heures supplémentaires autres que celles prévues contractuellement,

 

  • un cahier de relevés d’heures mentionnant de manière manuscrite les heures accomplies par la salariée pour chaque jour de travail,

 

  • et des témoignages venant contredire ceux produits par la salariée.

 

La Cour d’appel, après examen des éléments fournis par les parties, a débouté la salariée jugeant que les heures supplémentaires alléguées n’avaient pas été accomplies.

 

Dans le cadre de son pourvoi, la salariée reprochait à la juridiction d’appel d’avoir retenu des éléments de preuve versés par l’employeur qui ne provenaient pas d’un « système objectif, fiable et accessible de mesure de la durée du travail » au sens de la réglementation et de la jurisprudence de l’Union Européenne.

 

 

La position de la Cour de cassation

 

La Cour de cassation rejette le pourvoi et juge, pour la première fois, que l’absence de mise en place d’un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur ne prive pas l’employeur du droit de soumettre au débat contradictoire tout élément de droit, de fait et de preuve quant à l’existence ou au nombre d’heures accomplies.

 

La Chambre sociale valide ainsi l’approche de la juridiction d’appel a examiné les éléments produits par l’une et l’autre des parties et jugé que la salariée n’avait pas accompli d’heures supplémentaires.

 

Le raisonnement de la Cour de cassation est articulé de la manière suivante :

 


 

    1. Aux termes de l’article L.3171-2, alinéa 1er, du code du travail, lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, l’employeur établit les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés. Selon l’article L.3171-3 du même code, l’employeur tient à la disposition de l’agent de contrôle de l’inspection du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié. La nature des documents et la durée pendant laquelle ils sont tenus à disposition sont déterminées par voie réglementaire.
    1. Enfin, selon l’article L. 3171-4 du code du travail, en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, l’employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l’appui de sa demande, le juge forme sa convictionaprès avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d’enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable.
    1. Il résulte de ces dispositions, qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l’une et l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retient l’existence d’heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant.
    1. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qu’afin d’assurer l’effet utile des droits prévus par la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 et du droit fondamental consacré à l’article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les Etats membres doivent imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur (CJUE 14 mai 2019, Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO), C-55/18, point 60).
    1. L’absence de mise en place par l’employeur d’un tel système ne le prive pas du droit de soumettre au débat contradictoire tout élément de droit, de fait et de preuve, quant à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies.
    1. La cour d’appel, examinant les éléments produits par l’une et l’autre des parties, a estimé que la salariée n’avait pas accompli d’heures supplémentaires

 


 

Sans remettre en cause la jurisprudence de la CJUE issue de sa décision du 14 mai 2019, la Cour de cassation considère que l’employeur est recevable à opposer tout élément au salarié, même s’il n’est pas issu d’un système objectif et fiable de mesure du temps de travail, la juridiction saisie demeurant ensuite libre dans l’appréciation de la valeur et de la portée des éléments de preuve apportés par chacune des parties.

 

Cette position repose sur le principe de liberté de la preuve en matière prud’homale.

 

Elle s’inscrit également dans l’évolution jurisprudentielle du régime dérogatoire en matière de preuve des heures de travail effectuées.

 

En effet, la Cour de cassation indiquait déjà dans son rapport annuel de l’année 2021, au sujet d’un arrêt rendu le 27 janvier 2021 (N°17-31.046 : voir notre Article) que la cour d’appel doit « examiner les pièces produites par l’une et l’autre des parties, étant précisé que l’employeur ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail, et [..] apprécier la portée des critiques formulées contre ces pièces, avant de décider, dans le cadre de son pouvoir souverain, si le salarié avait effectivement accompli des heures supplémentaires et, dans l’affirmative, de fixer la créance correspondante ».

 

 

Pour lire l’arrêt sur le site de la Cour de cassation : cliquez ici